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Fondation SNCF : réseau d’influence et "social washing"

par Mat

Publie le dimanche 15 décembre 2019 par Mat - Open-Publishing

Jean-Paul Delevoye a donc « oublié » de déclarer sa fonction (bénévole) au sein du conseil d’administration de la Fondation SNCF auprès de la HATVP. A première vue, cette fondation, créée en 1995, n’a pas grand chose à se reprocher. Émanation d’un service public jouissant d’une bonne image aux yeux des français, elle œuvre dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la solidarité, en finançant des associations à travers des projets d’intérêt général.
Malheureusement, ces fondations ne sont que la continuation des sociétés de philanthropie du siècle dernier : les belles actions qu’elles promeuvent servent de cache-sexe à des pratiques entrepreneuriales souvent bien éloignées des valeurs affichées. Et la fondation SNCF ne fait pas exception à cette tradition.

Réseau(x) d’influence

Une « Alliance pour le mécénat de compétences » a vu le jour il y a quelques années au sein de la Fondation SNCF. Cette alliance regroupe, autour d’un « manifeste » de 7 engagements flous et peu contraignants, non seulement quelques grands groupes privés, mais également d’anciennes entreprises publiques récemment privatisées (La Poste) ou en voie de l’être (Aéroports De Paris), ou qui, comme la SNCF, s’ouvrent aujourd’hui à la concurrence.

Les membres de l’Alliance pour un mécénat de compétences de la fondation SNCF

Même si Jean-Paul Delevoye « n’avait aucun contact avec la direction de la SNCF par ailleurs » selon une source interne à la SNCF (https://www.capital.fr/economie-politique/jean-paul-delevoye-a-oublie-de-declarer-un-troisieme-poste-a-la-fondation-sncf-1357694 ), Guillaume Pepy fait pourtant partie des membres de cette « alliance ». M. Pepy, président de la SNCF depuis 2008, fut une courroie de transmission zélée de la libéralisation du rail voulue par les gouvernements successifs... On se souvient que, suite au conflit social de 2018, la SNCF a été condamnée par le TGI de Bobigny pour avoir voulu pénaliser financièrement les grévistes. Déjà en 2010, M. Pépy avait fait appel à la société Algoé pour surveiller les syndicats, avant d’envoyer sur place des huissiers de justice... (https://www.lesechos.fr/2010/04/des-huissiers-a-la-sncf-439734 ). Pascal Gustin, PDG de cette société de management, fait d’ailleurs également partie de cette drôle d’« alliance »...
On y croise également Philippe Bajou, secrétaire général du groupe la Poste, entreprise publique transformée en société anonyme par actions en 2010, et dont les méthodes managériales ont beaucoup fait parler d’elles ces dernières années (ex. un reportage de 2019 d’Envoyé spécial sur France 2 : https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/carriere/vie-professionnelle/sante-au-travail/video-la-poste-sous-tension_3609371.html ). On y croise encore Augustin de Romanet, PDG du groupe Aéroports De Paris, qui fut un temps réservé sur la question de la privatisation du groupe, et qui l’est nettement moins depuis quelques temps (Voir : Augustin de Romanet : « La privatisation d’ADP peut être une chance », Le Figaro https://www.lefigaro.fr/societes/2018/06/13/20005-20180613ARTFIG00378-augustin-de-romanet-la-privatisation-d-adp-peut-etre-une-chance.php ).
On pourrait tolérer de telles accointances si l’emportait chez les dirigeants d’entreprises publiques et les gouvernants la volonté de pérenniser un service public qui soit réellement au service de l’intérêt général, mais c’est bien tout le contraire qui se déroule aujourd’hui. À la SNCF, l’ouverture du rail à la concurrence aiguise les appétits d’intérêts privés, comme ceux de Kéolis, « opérateur privé de transport public de voyageurs », filiale à 70 % de la SNCF et à 30 % de la Caisse des dépôts du Quebec, dont le président n’est autre que Patrick Jeantet, également directeur de la fondation SNCF... (https://www.capital.fr/economie-politique/jean-paul-delevoye-a-oublie-de-declarer-un-troisieme-poste-a-la-fondation-sncf-1357694 )

Cette confusion qui règne en haut lieu entre intérêt général et intérêts privés se vérifie encore par la présence, dans cette alliance, de Laurence Bloch, directrice de France Inter, radio du service public d’information, et de Pierre Louette, président du groupe Les Echos, groupe qui appartient, faut-il le rappeler, à « l’homme le plus riche du monde » (https://www.challenges.fr/classement/classement-des-fortunes-de-france/bernard-arnault-va-t-il-devenir-l-homme-le-plus-riche-du-monde_686739 ).

Les grands groupes privés représentés dans cette belle alliance sont particulièrement intéressés par les décisions gouvernementales susceptibles d’impacter leur secteur d’activité, et donc de siéger dans des conseils d’administration où l’on peut croiser un (ancien ou pas) membre du gouvernement. C’est par exemple le cas du secteur de l’intérim représenté par Alain Roumilhac, président de Manpower Group France depuis 2012. Dès 2013, M. Roumilhac faisait la promotion du « CDI intérimaire », issu d’un accord de branche signé à l’époque par le patronat et la CFDT, mais combattu par Force Ouvrière et la CGT (https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/des-cdi-dans-l-interim-qu-est-ce-que-ca-change_1352017.html ). Et pour cause : ce contrat permet aux entreprises d’éviter de payer un malus de cotisation employeurs à l’assurance chômage (https://www.lopinion.fr/edition/economie/alain-roumilhac-manpower-bonus-malus-contrats-courts-opportunite-192557 ) et il « ne bénéficie ni des avantages du CDI classique ni de ceux de l’intérim traditionnel. Il n’y a plus de prime de fin de mission, ni de prime de congés payés, cela représente 20% de revenus en moins" selon Franck Picaud de FO (https://www.nouvelobs.com/economie/20180801.OBS0426/le-cdi-interimaire-cdi-d-esclave-ou-securite-de-l-emploi-en-interim.html ). Ce contrat, d’abord étendu par arrêté du ministère du Travail en mars 2014, puis reconnu par la loi Rebsamen d’août 2015, a été remis en question par la cour de cassation en juillet 2018 (https://www.cftc-manpower.fr/vos-droits/actualite-droit-du-travail/article/la-cour-de-cassation-casse-le-cdi-interimaire-cdii-dans-son-arret-du-12-juillet ), mais il est finalement « sanctuarisé » par le gouvernement d’Edouard Philippe dans le cadre de la « loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel »... (https://www.village-justice.com/articles/loi-avenir-professionnel-est-que-cdi-interimaire,29861.html )

Faut-il le rappeler, les grands groupes privés représentés dans l’alliance investissent des sommes considérables dans les activités de lobbying auprès des instances gouvernementales : 5,8 millions d’euros ont été investis en 2011 par Schneider Electric dans ses activités de lobbying auprès de la commission européenne. Accenture France reconnaît avoir investi 200 000 euros dans ses activités de lobbying en France en 2017. Le lobbying est même le métier de certains membres de l’alliance, comme Marion Darrieutort, « Chief of Executive Officer » (= PDG) d’Elan Edelman, entreprise de communication qui compte parmi ses activités l’« influence médiatique », les « relations presse », ou encore les « affaires publiques et le lobbying »...

Blanchiment d’image

Le fait d’être associé aux actions d’une fondation d’entreprise publique comme la SNCF est une véritable aubaine en terme d’image pour des entreprises qui se font par ailleurs régulièrement épingler pour des pratiques fiscales, sociales ou environnementales particulièrement douteuses, au premier rang desquelles IBM France, représenté dans l’alliance par son PDG, Nicolas Sekkaki. IBM est une entreprise très investie dans... l’optimisation fiscale, ce qui lui permettait de stocker 71 milliards de dollars dans des paradis fiscaux en 2016 (source : ITEP, Paradise Papers, https://itep.org/wp-content/uploads/offshoreshellgames2017.pdf ). Ce qui n’a pas empêché le gouvernement français de faire cadeau à IBM de 130 millions d’euros d’impôts sur les six dernières années grâce au crédit impôt recherche et au CICE...
Christian Caye est quant à lui délégué au développement durable chez Vinci. Autant dire le « green washer » en chef d’une entreprise spécialisée dans les autoroutes et le nucléaire (https://www.usinenouvelle.com/article/en-images-vinci-boucle-une-etape-majeure-pour-le-projet-de-recherche-nucleaire-iter-a-cadarache.N901899 ). Dominique Laurent est le directeur des ressources humaines de Schneider Electric, entreprise qui a supprimé 150 emplois sur deux sites en 2018 après avoir engrangé 1 milliard d’euros de profits (https://www.humanite.fr/schneider-electric-licenciements-tres-profitables-659307 ). Etc, etc, tant les exemples de mauvaises pratiques sont légions, et sans parler de Patrick Pouyanné, PDG de Total, ex ELF, fleuron français de la pétrochimie, ou encore de Marie-Axelle Gautier, directrice des Affaires Publiques d’Eramet, entreprise minière et métallurgique française présente sur cinq continents, au chiffre d’affaires de 3,65 milliards d’euros en 2017, régulièrement épinglée par l’ONG « Les amis de la Terre ».

Ainsi, on comprend mieux pourquoi ces belles personnes ont besoin de se réunir régulièrement dans des fondations et autres alliances pour le mécénat, de manière à pouvoir clamer haut et fort, et aux yeux de tous, leur engagement sans faille en faveur de l’éducation, de la culture, de la solidarité ! On comprend mieux également comment et par quelles officines les milieux dirigeants partagent une culture commune qui se définie par un même mépris de l’intérêt général et des salariés.

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