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9 mai 1978 PEPPINO IMPASTATO et sa lutte contre la mafia

par Roberto Ferrario

Publie le dimanche 9 mai 2021 par Roberto Ferrario - Open-Publishing


"I cento passi", film de Marco Tullio Giordana, 2002. Dans les années 70/80, un jeune Sicilien se rebelle contre la loi du silence de la Mafia. Ce film s’inspire de la vie de Giuseppe Impastato, jeune syndicaliste communiste sicilien assassiné par la Cosa Nostra en 1978.

Le 9 mai 1978, l’Italie est secouée par un des évènements
les plus dramatiques de son histoire. Le corps de Monsieur
Aldo Moro (personnage pour le moins central de la vie politique
italienne, à l’époque président de la Démocratie Chrétienne)
est retrouvé à Rome, via Caetani, tué par les Brigades Rouges,
après 55 jours de détention.

Face à une nouvelle aussi éclatante, tout autre évènement
passe au second plan. Et c’est ainsi que bien peu s’aperçurent
de la mort d’un jeune de trente ans dont les malheureux restes
furent trouvés, dans la nuit du 8 au 9 mai, déchirés par
une charge de T.N.T. déposée sur la voie ferrée entre Palerme
et Trapani.

Ce jeune, c’était Giuseppe "Peppino" Impastato, né à Cinisi,
le 5 janvier 1948, figure "dérangeante" du panorama politique
de Cinisi (province de Palerme), engagé, depuis des années,
en première ligne de la lutte contre les abus et les spéculations à caractère
mafieux qui empoisonnaient la vie de son village.

Dans un premier temps, les enquêtes allèrent dans le sens
d’un attentat terroriste raté ou d’un suicide "exhibitionniste".
Ce n’est que grâce au fort engagement de son frère Giovanni
et de sa mère Félicia, de ses camarades de Radio Aut et du
Centre Sicilien de Documentation (qui prit d’ailleurs, par
la suite, le nom de Peppino Impastato) que l’on parvint lentement
et avec beaucoup trop d’années de retard à la vérité.

Peppino fut tué par la mafia qui trouvait désormais intolérables
les attaques du jeune homme contre l’organisation (qui,justement
ces années-là, cherchait à développer ses activités de trafic
en les adaptant à une réalité qui se transformait, en Sicile
aussi, avec l’abandon d’un modèle économique strictement
rural) et qui probablement trouvait inacceptable que Peppino
puisse être élu au Conseil Municipal de Cinisi aux toutes
prochaines élections (le 14 mai, Peppino fut élu symboliquement
avec 264 voix d’avance et le parti "Démocratie Prolétaire",
sur la liste duquel il s’était présenté, obtint 6% des voix à Cinisi).

Salvo Vitale (un des plus fidèles amis de Peppino, en plus
d’être son camarade dans les expériences de lutte à travers
la communication, de la diffusion de tracts aux "meetings",
de la constitution du "Cercle musique et culture" au journal "L’idée")
a écrit sur le site de radio Aut " Le fait que l’on n’ait
pas retrouvé la moindre miette de sa tête fait penser qu’ils
lui ont même enfoncé un bâton de dynamite dans la bouche,
pour dire qu’il avait trop parlé".

Je n’ai pas été instruit à "lire" les signes mafieux mais
je pense que d’autres facteurs que celui évoqué, à juste
titre, par Savo déterminèrent la brutalité particulière de
l’assassinat de Peppino. Pour les "étrangers", la mise en
scène servait sûrement à porter sur une fausse piste, celle
des hypothèses mentionnées ci-dessus d’attentat/ suicide.
Pour ceux qui surent comprendre dés le début l’origine mafieuse
de l’assassinat ce geste devait être aussi une incitation
au silence, mais encore plus un avertissement : Peppino devait être
non seulement tué, non seulement brutalisé, mais aussi effacé de
la surface de la terre. Il fallait aller jusqu’à effacer
les traces mêmes de son existence physique. Heureusement,
cela ne se passa pas ainsi et cet article, lui aussi, veut
contribuer à maintenir en vie sa mémoire.

La figure de Peppino Impastato

Engagé en première ligne, ai-je dit plus haut ; mais il faut
préciser que l’engagement de Peppino était une chose totalement
nouvelle pour l’époque en ce qu’il savait conjuguer sa dimension
personnelle et la dimension politique.

Il était physiquement menu mais doué d’une énorme énergie
et d’une incroyable vivacité intellectuelle ; un conflit émotif
complexe entra probablement en jeu dans sa formation idéologique :
sa rébellion était à la fois politique, générationnelle et
familiale. Son père Luigi (figure douloureuse, tracée avec
un grand art par Marco Tullio Giordana dans le film "I cento
passi" ; impliqué dans le milieu mafieux de Cinisi, il chercha, à sa
façon, tant qu’il fut en vie,à protéger son fils des mesures
de rétorsion mafieuses) avait été l’ami de Gaetano Badalamenti
et une des sœurs de Luigi avait épousé Cesare Manzella,le
boss tué en 1963 ; et, de façon plus générale, toute la famille
Impastato avait dans son propre ADN de lourdes influences
mafieuses.

Mais
l’histoire de Peppino en est d’au tant plus importante : c’est
l’histoire d’un homme qui a su défier la mafia, en commençant
par celle qui se trouvait dans sa propre maison.

La rupture idéologique avec son père advint alors que Peppino était
encore un tout jeune homme et dés 1968, il participa activement
aux initiatives de la gauche alternative de l’époque. Il
adhéra à la lutte des paysans qui s’étaient fait exproprier
de leurs terres pour la construction de la troisième piste
de l’aéroport, constitua le groupe "Musique et Culture" (1975)
et, en 1976, fonda "Radio Aut" (expérience intéressante de
radio libre, assez courante à l’époque, où se conjuguaient
l’exigence de rupture culturelle et la recherche d’un mode
nouveau - pour l’époque - de véhiculer l’engagement politique).
Puis l’activité avec "Lotta Continua" et, comme on l’a dit,
avec "Démocratie Prolétaire".

Pour en revenir à Radio Aut, un des programmes qui eut le
plus de succès (et qui "ennuyait" le plus les cercles mafieux
de Cinisi) était "Onda pazza" (onde folle), une sorte de
flash hebdomadaire d’information, satirique, où Peppino et
ses amis plongeaient la réalité de Cinisi dans une atmosphère
qui frôlait l’absurde mais où les noms et les faits étaient
bien reconnaissables, pour qui les connaissait ;Gaetano Badalamenti
devenait ainsi "Tano assis" et le maire Gero di Stefano devenait
Geronimo Stefanini, grand chef de "Mafiopoli" (Cinisi, évidemment).
Un des plus beaux et des plus forts moments de "I Cento Passi" met
en scène Peppino qui, pour décocher ses flêches sur les "puissants" de
Cinisi, adapte librement des passages de l’Enfer de Dante,
tandis que le cinéaste nous montre les différentes réactions
du public d’"Onda pazza" : d’un côté, les gens amusés qui
s’entassent dans les bars autour d’une petite radio, de l’autre
côté les boss du village, écoutant avec la même attention
mais dans un esprit bien différent, préoccupés par cette
voix qu’il faut arrêter...

En consultant le site de Radio Aut, j’ai découvert que la
parodie inspirée de l’Enfer de Dante avait été retransmise
le 3 mars 1978. A partir de ce jour et jusqu’à sa mort, les émissions
de "Onda pazza" furent une impressionnante progression de
Peppino qui démolissait d’un éclat de rire (comme le voulait
un vieux slogan, jadis patrimoine historique de la gauche)
spéculateurs, administrateurs et personnages haut placés
de Cinisi, sans épargner personne, avec pour seule arme,
l’ironie lucide (une "arme" que Peppino fut le premier à utiliser
contre la mafia).

La figure de Peppino Impastato apparaît aujourd’hui d’une
incroyable actualité, vingt- cinq ans aprés sa mort. Dans
une période où tout était "politique", Peppino savait conjuguer
l’engagement politico-social et une tension morale vers la
construction d’un "monde nouveau", d’un "homme nouveau",
d’une "nouvelle manière" de vivre et d’envisager l’engagement.
Et, en cela, ses valeurs (à la fois politiques et transcendant
la politique) me semblent pouvoir être rapprochées de celles
de l’actuel "Mouvement" et l’on peut considérer sa figure
comme celle d’un précurseur de certaines formes de lutte
et de protestation.

Les enquêtes

Comme on l’a déjà dit plus haut, les enquêtes sur la mort
de Peppino furent au début perverties par la tentative évidente
de ne pas vouloir reconnaître l’origine mafieuse de l’assassinat.
En 1984, grâce au travail du juge d’instruction Rocco Chinnici
(tué en juillet 1983), le juge Antonio Caponnetto reconnut
l’origine mafieuse de l’assassinat mais ne réussit pas à vérifier
la culpabilité des exécuteurs ou des mandataires, attribuant
l’acte à des inconnus.

En 1994, le Centre Impastato demanda et obtint la réouverture
de l’enquête. Cette demande fut soutenue non seulement par
une pétition populaire mais aussi par un exposé de la mère
et du frère de Peppino, Felicia Bartolotto et Giovanni Impastato
(où ils demandent que l’on enquête également sur l’attitude
des carabiniers immédiatement après les faits).

C’est une histoire typiquement italienne celle du procès
Impastato, faite de silences coupables et d’orientations
vers de fausses pistes, mais c’est au moins une histoire
où la famille et les amis de la victime ont pu obtenir satisfaction :
le 11 avril 2002, le boss mafieux Gaetano Badalamenti a été condamné à la
détention à perpétuité, en tant que mandataire de l’assassinat.
Auparavant avait été condamné Vito Palazzolo (disparu en
2002), lui aussi comme mandataire. Et à l’occasion de ces
sentences, la famille Impastato a également reçu la reconnaissance
tardive du fait que les premières enquêtes avaient été perverties.
Le juge assesseur Angelo Pellino écrivit en effet, dans la
sentence de condamnation de Vito Palazzolo, que sur les enquêtes "pèse
l’intolérable soupçon d’une orientation systématique vers
de fausses pistes ou, en tout cas, d’une façon de les mener
(ces enquêtes) pervertie par une déconcertante accumulation
d’omissions, de négligences, de retards associés à des choix
d’enquête préconçus qui en auraient altéré la direction et
le développement".

Mais
s’il est vrai que les années ont apporté quelques satisfactions
tardives, il est vrai aussi que de nouvelles amertumes n’ont
pas épargné la famille Impastato. Comme lorsque l’Administration
Communale de Isnello (province de Palerme)fit enlever la
plaque commémorative de la place dédiée à Peppino, apposée
en 1998 (cette fois-là, plusieurs intellectuels italiens
s’étaient manifestés pour protester ainsi que diverses personnes
appartenant à des familles de victime de la mafia ; j’en cite
quelques uns dans le désordre : Rita Borsellino, Marta Fiore
Borsellino, Nando Dalla Chiesa, Pina Maisano Grassi, Dario
Fo et Franca Rame, Andrea Camilleri, Gillo Pontecorvo, Ettore
Scola... et je m’excuse auprés de tous ceux, nombreux, que
j’ai oublié de citer). Ou encore, quand, lors du récent procès à charge
de Badalamenti et Palazzolo pour l’assassinat de Peppino,
le collège de la défense dépoussiéra à nouveau la théorie
de l’attentat terroriste comme cause de la mort...

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