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Il y a deux photos de Carlo Giuliani, Piazza Alimonda, peu avant qu’il soit tué

Publie le jeudi 7 juillet 2005 par Open-Publishing

de Checchino Antonini traduit de l’italien par karl&rosa

Il y a deux photos de Carlo Giuliani, Piazza Alimonda, quelques instants avant qu’il soit tué. L’une est carrément fausse. L’autre nous concède la distance réelle entre lui et celui qui lui a tiré dessus. La fausse photo est la plus fameuse, celle qui a fait le tour du monde : Carlo semble un géant qui domine la scène et pratiquement écrase son extincteur dans l’habitacle du Defender. La photo a été prise au téléobjectif, l’instrument des paparazzi pour surprendre de loin des stars dans des poses "scabreuses". Un des outils pour édifier le "star system", qui construit des images fausses pour un monde faux.

L’autre photo a moins voyagé, parce qu’elle aurait dérangé le simulacre d’enquête qui a classé l’affaire. Elle a été prise par Marco D’Auria, un reporter formé à l’école de l’hebdomadaire Avvenimenti et capte la scène du meurtre du côté gauche de la jeep. Carlo redevient petit, sec, maigrelet, très jeune. Un gamin.

Mais, toutefois, la mémoire collective se construit parfois en parcourant des chemins inattendus. Ceux qui voulaient qu’il fût à tout jamais "le garçon à l’extincteur" sont arrivés, pour le moment, à éviter un procès public, mais ils ne sont pas parvenus à imprimer cette image dans la conscience des témoins de Gênes : Carlo Giuliani, pour tout le monde, n’est qu’un gamin. C’est comme ça qu’on avait écrit sur la plaque de la place, en effaçant au spray le nom de Gaetano Alimonda, cardinal du 19ème siècle, titulaire de l’endroit où la rue s’élargit sous la muraille du chemin de fer allant à Brignole (une des gares de Gênes, NdT), connu le plus souvent, jusqu’au 20 juillet 2001, comme "muret" des tifosi de l’équipe de foot de Gênes.

Depuis, la place est devenue un lieu de pèlerinage, un espace public, pour une Italie secouée, après vingt ans, par le meurtre d’un manifestant par des forces de l’ordre qui avaient agressé, quelques heures auparavant, un cortège régulièrement autorisé qui descendait vers la zone rouge établie pour le G8. Carlo n’est pas un leader, ce n’est pas un militant assidu (même s’il a eu en poche pendant un certain temps la carte des Jeunes Communistes). Mais, comme 300 mille autres, il descend manifester pour un autre monde, qui ne soit pas celui des 8 "grands" qui ont séquestré et brutalisé une ville toute entière rien que pour se réunir, et, auparavant, des Pays entiers pour pouvoir en exploiter les hommes, les femmes et les choses.

Avec son débardeur blanc et le passe-montagne, un ruban de scotch à emballages autour du bras comme unique protection, avec sa colère sous les charges terribles de robocops fous qui tirent et tabassent avec des armes illégitimes (comme c’est en train de sortir même du procès, avec des accusations absurdes, contre les manifestants), Carlo est de ceux, si nombreux, qui imaginent se défendre de cette furie jamais vue par sa génération. Gisant à terre, déjà mort, exposé au regard d’agents et de carabiniers qui ricanent, de photographes et de caméras et de ces copains qui crient "assassins" aux hommes en uniforme bleu et pleurent tandis que se déroule la liturgie de l’attente du magistrat de service, Carlo parle à tout le monde. A ceux qui étaient à côté de lui en risquant le même sort ou qui ont vécu d’autres morts dans la rue ou qui étaient restés chez eux dans ce qui avait été, jusqu’à ce moment-là, une merveilleuse journée d’été. Carlo parle et des milliers de personnes, depuis, auront un dialogue - intérieur mais en même temps public - avec celui qu’ils sentent comme "l’un de nous", "un comme nous".

Après la première veille désespérée et incrédule sur l’asphalte tâché de sang, la grille au coin d’une église, à quelques mètres, devient une sorte d’autel laïque qui ne ressemble qu’extérieurement à ces réverbères ou à ces garde-fous où trouvent la mort de très jeunes centaures et qui restent décorés des mois durant par des parents et des amis des victimes. On arrivera d’une bonne moitié de l’Europe pour rendre visite à Carlo et pas seulement à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance ou de sa mort qui, au contraire, verra les cortèges diminuer après les 100 000 de 2002. Ils viennent place Alimonda se regarder dans les yeux de Haidi, de Giuliano, d’Elena - la mère, le père, la sœur - dans les yeux de ceux qui étaient là ou, plus discrètement, le soir, pour passer inaperçus tandis qu’ils laissent une trace sur la grille, un monument dynamique, vivant, sans la solennité officielle qui le condamnerait, au contraire, à l’invisibilité.

Des photos, des fleurs, des "keffieh" palestiniennes, des bracelets, des peluches, des drapeaux rouges et des drapeaux de la paix, des pages de journal, des tracts, des cigarettes et de la bière pour Carlo et ensuite aussi pour Edo, un de ses ami décédé peu de temps après. Et des messages écrits sur des feuilles arrachées aux journaux intimes, sur des billets de train, sur des revers de paquets de cigarettes, sur l’étoffe d’un foulard, sur des cartes de la ville, sur des cartes de la CGIL et des JC, sur des billets de concerts pop. Ensuite, nombre de messages seront expédiés par la poste à "Piazza Carlo Giuliani, ragazzo" comme ils voudraient qu’on appelle le lieu de la mémoire douloureuse, comme des autorités timorées ne l’appelleront jamais, comme des paroissiens bien pensants et scandalisés n’arrivent pas à le supporter jusqu’à convaincre, en janvier dernier, le curé de Nostra Signora del Rimedio à démanteler l’autel.

Mais depuis longtemps déjà avait commencé un travail de recueil et d’étude de ces écritures "mineures" dont, après le déchirement, a surgi une partie de l’autobiographie d’une génération qui ne veut pas oublier. L’espace public brusquement démantelé revit maintenant grâce à l’Archive ligure de l’écriture populaire, une structure de l’Université de Gênes, qui a recueilli quelques matériaux dans un livre ("Fragili, resistenti" [Fragiles, résistants, NdT], Terre di mezzo, 160 pages, 12 euros) dont le revenu sera destiné à la réalisation d’une école populaire de musique à Ramallah) en vente chez les distributeurs habituels du plus ancien journal de rue. Sur les messages politiques adressés au camarade prennent le dessus au fil des années les émotions d’enfants, de gamins et de parents qui réinventent Carlo, en s’identifiant avec lui ou en l’adoptant.

En s’excusant pour les absences et les retards. Les "adultes" sont presque tous des soixante-huitards, comme Haidi et Giuliano. Ils s’identifient avec ces derniers mais ils ne peuvent pas ne pas se revoir dans Carlo. Des enfants vont dessiner des fleurs et de petits cœurs pour ce garçon vu trop souvent à la télé. De Gennaro, (chef de la police italienne, NdT) tu peux toujours cracher des fictions télé sur les bons carabiniers pour refouler ces images. Une Cubaine anonyme de douze ans avoue sur une feuille à carreaux "avoir beaucoup pleuré pour toi et je continue à le faire", puis elle se confie - "J’espère ke tu aimes ke j’écoute beaucoup de musique de protestation" - et promet enfin : "Sois sûr ke quand je serai grande je me battrai moi aussi pour la liberté, komme tu l’as fait toi".

Peur, égarement, solidarité et colère se déroulent sur la courbe effacée selon tous les codes possibles : des graphies "juvéniles" de sms ("Ce n’est rien k’1 billet 2 bus, comme tu n’étais rien k’1 garçon de 20 ans", "même si je ne t’ai jamais connu, je t’aime bien et padre Pio veillera sur toi !!! by Marilena" etc...), des citations de De André ("Même s’ils se croient acquittés, ils sont quand même impliqués"), des fragments de journaux intimes comme celui de "milla" qui, quand elle trouve la Diaz repeinte pense à la Plaza de Mayo vue dans ses vacances ("L’impunité est globalisée : peintres du monde entier, désobéissez !") ; des pensées écrites debout tout en fummant une cigarette pour penser, des textes de chansons et des poèmes, des mots tendres pour les tendres parents - qui ne se ménagent pas en sillonnant l’Italie afin qu’un tel meurtre n’arrive plus jamais - et des prières chrétiennes, musulmanes, bouddhistes, des croix, des "A" entourés de faucilles et de marteaux, des Che Guevara et des padre Pio pour le Petit Prince auquel on souhaite une bonne nuit, pour l’unique héros possible aujourd’hui. Un matériel incohérent, font remarquer les experts, même dans les pièces singulières. Incohérent, comme le mouvement où nombre d’entre eux se reconnaissent, mais qui dévoile des générations qui ne supportent pas l’indifférence, même si elles sont conscientes d’être "des prisonniers du présent" fait de griffes, de guerres, de PIB, d’anxiété et de précarité. Il y en a qui remercient Carlo pour ce qu’il a fait, qui voudraient rembobiner la bande et faire en sorte que rien ne se passe, qui lancent une menace terrible pour le pouvoir : "N’allez pas espérer en notre violence".

http://www.liberazione.it/giornale/050703/IS12D6AA.asp