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APRES LONDRES : Notre normalité

Publie le jeudi 14 juillet 2005 par Open-Publishing

de TONINO PERNA Traduit de l’italien par karl&rosa

La reine Elisabeth, commentant les attaques terroristes qui ont bouleversé son pays, a affirmé avec assurance : "de telles atrocités ne changeront pas notre style de vie". Après le 11 septembre, J.W. Bush, intervenant à propos des accords de Kyoto, avait déclaré : le standard de vie nord-américain n’est pas négociable.

Tous les médias, à partir des médias britanniques, ont commenté cette tragédie en emphatisant le fait que la "normalité" est revenue tout de suite, que les Britanniques n’ont pas perdu leur flegme légendaire, que la ville a repris son rythme normal, que même la Bourse, après une glissade initiale, a bien réagi.

Nous avons tous été rassurés : notre modèle de vie, nos standards de consommation, le rythme de la production de biens et de services ont tenu bon. Le terrorisme, dit-on et écrit-on, ne doit avoir pas de place, il ne doit pas troubler notre vie quotidienne, il ne doit pas interrompre la machine de la production.

Ce ne seront certes pas quelques dizaines de morts et des centaines de blessés qui pourront mettre en discussion notre modèle de civilisation. C’est nous qui sommes plus forts que les terroristes et nous le leur démontrons. Donc : aucune pause de réflexion, même pas une journée de deuil national. Extraordinaire. Si sur les maisons de Londres était tombé un avion civil - à cause d’une faute humaine où technique - très probablement au moins un jour de deuil national aurait été déclaré.

La machine de la production se serait bloquée, ne fût-ce que pendant quelques instants. Au contraire, aux morts londoniens, innocentes victimes de ce terrorisme criminel, aucune reconnaissance publique n’a été donnée. Ce sont des morts à cacher, à occulter, à mettre rapidement sous terre, parce que la Machine doit démontrer qu’elle est indifférente à la mort, qu’aucun attentat terroriste ne peut l’arrêter.

Quelle étrange logique que celle-ci. De cette façon, sans s’en rendre compte, l’occident creuse une fosse, un gouffre, avec le reste du monde. Les Européens ne s’en aperçoivent pas parce qu’ils ont désormais appris à vivre en refoulant la mort, en réduisant le deuil à peu de gestes, parce qu’il n’y a pas de temps à consacrer à l’élaboration du deuil privé et collectif. Le terrorisme n’a servi que d’accélérateur d’un effroyable changement anthropologique en cours depuis longtemps.

Dans n’importe quel pays du sud du monde, où les processus de modernisation/occidentalisation ne l’ont pas encore emporté, la mort est respectée, le deuil entraîne la communauté et dure plusieurs jours, la famille du défunt est entourée par des attentions et de l’affection. Dans le monde traditionnel de la Méditerranée on ne fait pas la cuisine dans la maison qui a subi un deuil, ce sont les parents et les amis qui, pendant plusieurs semaines, se chargent de nourrir la famille du défunt.

Comme nous l’ont appris les grands historiens de la vie quotidienne, de Braudel à Ariès, c’est dans le mode de rapport que nous établissons avec la mort, dans la façon dont nous élaborons le deuil qu’une société donne sa marque fondatrice.

Pauvres familles anglaises frappées par une mort si atroce et absurde, qu’elles doivent tenir cachée, auxquelles est niée cette reconnaissance publique qui était due. C’était même là l’occasion de faire se sentir les peuples européens unis dans la tragédie, en déclarant une journée de deuil de toute l’Union européenne. Mais c’est trop demander à une civilisation occidentale qui ne connaît désormais qu’un dieu : la machine économique de l’accumulation infinie.

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/12-Luglio-2005/art47.html