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Chiffon noir

Publie le samedi 3 septembre 2005 par Open-Publishing

de Al Faraby

Karim s’agrippe à la robe de sa mère et marche au pas derrière elle. Ensemble, dans la foule dense, ils s’engagent sur le pont. Karim aurait préféré rester à la maison. "Nous profiterons du déplacement pour voir grand-père", avait rétorqué Hyam. L’argument a convaincu l’enfant. Elle a vue juste. Ils s’entendent bien tous les deux. Le vieux aime bien voir son petit fils. C’est le seul qui lui reste. Tous les autres ont été fauchés par la guerre.

"Bush a exterminé ma famille" répète-t-il inlassablement. Il attend Karim avec grande impatience.

L’enfant et la mère sont sur le pont. Ils marchent au bord. Karim regarde le fleuve couler tranquillement. Malgré le caractère religieux de la cérémonie, certains brandissent le drapeau national. D’autres scandent des slogans patriotiques et réclament le départ des forces d’occupation.

La religion et la politique s’entremêlent.

Hyam se retournent de temps à autre. Karim tire un peu trop sur la robe. Elle cherche à le rassurer. Il n’est pas habitué aux grands rassemblements. C’est un enfant plutôt timide et surtout solitaire.

Le fleuve dissipe une légère fraîcheur qui vient atténuer la chaleur ambiante.

"Et si le pont venait à s’écrouler", pense Karim. Il regarde encore une fois en dessous. Il aperçoit en perspective l’une des dalles de béton qui supporte le pont et qui plonge dans le fleuve. La structure semble solide.

Plusieurs têtes se retournent à la fois. Les regards inquiets s’interrogent. Quelques individus passent en courant.

"Dépêchons-nous, dépêchons-nous", lancent certains.

Indécise, la foule marque une pause. Un silence de courte durée s’en suit, et puis des hurlements, des clameurs. Une vague d’individus déferle comme un excès de démence. Des femmes, des vieux, des enfants courent et crient indistinctement. L’espace se rétrécit subitement, c’est la bousculade. Les plus fragiles tombent. Les vagues se suivent de plus en plus rapprochées.

Hyam accélère le pas. Karim court. Ils sont rattrapés par une vague plus rapide. La robe de la mère se déchire. La main de l’enfant tient un morceau de tissu noir. Il s’immobilise. Il reçoit un coup au dos qui le projette par terre, le visage plaqué au sol. Il se recroqueville, les mains sur la nuque.

Il reçoit des coups de pieds au dos, à la tête, partout sur le corps.

Les gens le piétine. Il reste immobile. D’autres sont tombés autour de lui. Il y a tellement de bruits qu’il n’entend plus rien. Il essaie de se relever mais une foule en furie l’en empêche. Sa main refermée tient toujours le chiffon noir. Il sert fort. Il pense à sa mère, mais n’arrive pas à l’appeler.

Sa gorge serrée reste muette, paralysée par la peur.

Il commence à sentir les douleurs. Il manque d’air. Il étouffe. La nausée le prend. Il vomit.

Quelqu’un l’appelle. Il reconnaît la voix de sa mère. "Karim, Karim..."

Il rassemble toutes ses forces et se relève. Il est debout sur des corps allongés, inertes. Par miracle, Hyam est en face de lui. Elle s’en saisit violemment et le lance par dessus bord.

...

Sur la berge, le grand-père cherche les siens parmi tous les corps repêchés du fleuve. Il s’est vidé de toutes ses larmes. Le spectacle macabre qui s’offre à lui à chacun de ses pas ne l’atteint plus. Il est envahi par toutes les douleurs et plus aucune ne lui est étrangère. Il doit s’arrêter et dévisager tous les corps des femmes et des enfants. Il doit retrouver sa fille et son petit fils. Les deux derniers êtres que la guerre avait épargnés.

Juste à deux pas de lui, les sauveteurs viennent de repêcher le corps d’un enfant. Le grand-père s’en approche, des fois qu’il reconnaisse son petit fils Karim.

"Pas tout de suite", lui dit un sauveteur ... attendez qu’on l’allonge sur le sol. Le corps est tout de suite recouvert d’un grand drap blanc. La main qui dépasse est refermée sur un chiffon noir.

Toute ressemblance avec la réalité est pure coïncidence.

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=2469