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L’insécurité dont on ne parle pas (3) : Laxisme face au racisme

Publie le lundi 14 novembre 2005 par Open-Publishing

de Pierre Tévanian

Parmi les salariés, certains sont plus touchés par la violence et l’insécurité que d’autres : les femmes par exemple. Nous l’avons déjà mentionné : à qualification égale, les salaires des femmes sont encore en moyenne inférieurs d’un tiers à ceux des hommes, et leurs carrières sont en général moins prestigieuses. Les lignes qui suivent donnent un aperçu de cette violence qui bénéficie d’une large impunité.

Parmi les premières victimes de la violence au travail figurent les étrangers et les Français d’origine étrangère, en particulier ceux que le sociologue Abdelmalek Sayad a nommés les "jeunes issus de la colonisation" [1]. La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme et le Haut Conseil à l’Intégration ont fini par le reconnaître : "le monde du travail est devenu un lieu d’expression privilégié des discriminations " [2].

S’il est souvent difficile, au cas par cas, de produire des preuves, il existe en revanche des indices multiples qui permettent d’établir l’existence massive de cette discrimination. Au-delà des témoignages de victimes, qui sont innombrables, certains chiffres sont parlants :

 le taux de chômage est actuellement trois fois plus élevé chez les étrangers non-européens que chez les Français (29,3% contre 9,5%) ;

 chez les jeunes de 22-29 ans dont les deux parents sont nés en Algérie, il est près de quatre fois plus élevé que chez les autres Français du même âge (42% contre 11%) [3] ;

 de 1975 à 1990, 40% des postes de travail occupés par les étrangers dans l’industrie ont été supprimés, ce qui correspond au licenciement de plus d’un demi million de salariés ;

 de 1980 à 1984, le chômage a augmenté de 5% pour les Français et de 18% pour les étrangers.

Tous les chiffres indiquent la même chose : les immigrés ou leurs enfants ont été et sont encore les premiers licenciés et les derniers embauchés [4]. Et pourtant, chaque année, les condamnations pour discrimination à l’embauche se comptent sur les doigts de la main : deux en 1992, 1994 et 1995, une seule en 1993, zéro en 1995 [5], guère plus en 1999 et 2000 [6]. Quant aux sanctions, elles sont on-ne-peut-plus légères, quand on les mesure au préjudice causé à la victime : la privation d’un emploi. Il s’agit généralement

 d’amendes d’un montant qui varie entre 2500 et 10000 francs (soit : entre 380 et 1500 euros) ;

 de peines de prison avec sursis relativement rares et ne dépassant pas trois mois ;

 de dommages et intérêts d’un montant qui varie entre 2000 et 6000 francs (soit : entre 300 et 900 euros) ;

Pas plus. La privation des droits civiques n’est jamais prononcée, ni la prison ferme. Il faut se rendre à l’évidence : la discrimination est largement tolérée [7]. Et le gouvernement Jospin ne s’est guère montré disposé à changer les choses : il y a eu des déclarations d’intention, mais aucune mesure concrète n’a été adoptée. La discrimination est un délit grave, et Martine Aubry, lorsqu’elle était ministre des affaires sociales, n’a parlé que de "sensibiliser" les coupables et de "parrainer" les victimes.

La ministre l’a d’ailleurs dit clairement, sans mesurer le caractère scandaleux de cet aveu : l’action que le gouvernement est disposé à mener est essentiellement préventive : il s’agit d’"enseigner, démontrer et expliquer" aux employeurs "qu’on ne peut juger les qualités, notamment professionnelles, d’une personne avec pour premier critère sa couleur, son nom, sa nationalité".

Ce que ne mesurent pas les dirigeants qui parlent ainsi, c’est que changer les esprits prend du temps et que par conséquent, mettre l’accent sur la prévention, quand la répression est quasi-inexistante, revient à sacrifier toute une génération (ou plus).

De vraies solutions existent pourtant, dont n’ont jamais parlé ni Martine Aubry, ni ses successeurs aux Affaires sociales, ni les rapports du Haut Commissariat à l’Intégration. En particulier le système du testing, qui est pratiqué en Grande-Bretagne, et qui consiste à envoyer des faux candidats aux offres d’emploi, afin de vérifier le bien-fondé des plaintes qui sont déposées. Ce système permet d’établir des flagrants délits, et donc de sanctionner et de dissuader. En France, SOS Racisme a commencé à pratiquer le testing dans des boîtes de nuit, avec succès [8]. Mais l’association n’a pas les moyens de s’attaquer à une délinquance répandue, tant dans les boîtes de nuit que chez les employeurs et dans les agences immobilières. Il faut une police de la discrimination, avec des moyens [9].

Au bout du compte, le constat est amer : une délinquance grave et massive, une impunité quasi-totale, et des solutions qui existent mais dont on ne veut pas parler [10]. Les victimes de la discrimination sont donc priées d’attendre patiemment que les mentalités évoluent, et que les patrons comprennent qu’il ne faut pas avoir "peur de l’autre".

Outrage à agent et outrage à immigré

Il en va de même pour la discrimination au logement, qui est tout aussi massive qu’à l’embauche, ou encore pour les contrôles d’identité au faciès, qui sont devenus routiniers. Et non seulement on ne voit guère de policiers condamnés pour contrôle d’identité abusif, mais la Justice se retourne même contre les victimes lorsque celles-ci sortent de leur "devoir de réserve" : dans la multitude des condamnations pour "outrage" ou "rébellion", une partie difficilement mesurable, mais certainement non-négligeable, frappe des jeunes qui se sont effectivement "rebellés", mais légitimement, face à des propos ou des comportements insultants de la part des policiers [11].

On est même tenté de dire qu’on risque moins d’être poursuivi lorsqu’on se rend coupable d’un contrôle d’identité au faciès que lorsqu’on dénonce ce contrôle au faciès : le Syndicat de la magistrature en a fait l’amère expérience en décembre 2001, en se retrouvant poursuivi pour "diffamation contre la police nationale" par le ministre de l’intérieur socialiste, Daniel Vaillant. Le propos jugé diffamatoire était ce simple constat :

"Les contrôles d’identité au faciès, bien qu’illégaux, se sont multipliés" [12].

Si l’injure raciste fait partie de ces violences rarement sanctionnées, en partie parce qu’il manque le plus souvent un témoin ou une preuve, le problème de la preuve ne se pose pas, en revanche, face aux propos racistes tenus en public, éventuellement devant des caméras, notamment par les dirigeants politiques : ces incivilités tombent sous le coup de la loi contre l’injure raciste et l’incitation à la haine raciale. Mais bizarrement, là encore, la Justice est souvent d’une grande indulgence.

En janvier 1983, par exemple, Maurice Arreckx, maire de Toulon, ouvre sa campagne municipale en déclarant : " il faut réduire d’un million le nombre de travailleurs immigrés en France ", " il faut refuser d’être la poubelle de l’Europe ". Le tribunal estime que les propos de M. Arreckx " ne dépassent pas la limite de la polémique admissible ou de la discussion dans la matière ", et relaxe l’inculpé [13].

De même, en 1997, un professeur vitupère dans un journal conre les " hordes musulmanes inassimilables qui nous envahissent ", avec leurs " arrogantes gamines " ; le Tribunal de Dijon relaxe le professeur [14].

Il serait bien sûr exagéré de dire qu’il règne face à l’injure raciste une complète impunité. Il y a des condamnations, et même plus sans doute qu’il y a quelques années. Mais elles sont encore loin d’être aussi systématiques que, par exemple, les condamnations pour outrage à agent. On n’en dénombre que quelques dizaines par an [15].

Et il y a aussi tous ceux qui ne sont pas poursuivis du tout : le ministre de l’intérieur Jean-Louis Debré, par exemple, a pu être pris en flagrant délit de mensonge grave en mars 1997 (il avait accusé nommément, devant la France entière, un sans-papiers expulsé d’avoir vendu de la drogue à des enfants), sans être inquiété par la Justice [16].

Pierre Tévanian

Ce texte est extrait du Ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.

Notes

[1] A. Sayad, "Les maux à mots de l’immigration", Politix, 12, 1990

[2] Les six paragraphes qui suivent sont une version abrégée du texte "Quelle lutte contre quelle discrimination ?", paru dans P. Tévanian, Le racisme républicain, Réflexions sur le modèle français de discrimination, L’esprit frappeur, 2002

[3] Des écarts aussi importants ne peuvent pas être expliqués seulement par la différence de qualification, qui est loin d’être aussi importante

[4] Cf. CERC (Connaissance de l’Emploi, des Revenus et des Coûts), Immigration, emploi et chômage, n°3, 1999, S. Bouamama et A. Benyachi, Les discriminations dans l’emploi et leurs impacts. L’exemple roubaisien, Voix de nanas, 2000. Cf. aussi Haut Conseil à l’Intégration, Rapport sur la discrimination, La Documentation française, juin 1999

[5] Cf. HCI, Rapport sur la discrimination, op. cit., juin 1999

[6] Cf. Groupe d’études et de lutte contre les discriminations, Le recours au droit dans la lutte contre les discriminations : la question de la preuve, octobre 2000.

[7] Elle a même été longtemps encouragée par les plus hautes autorités du pays : dès le début de la crise économique, les premiers ministres Chirac et Barre ont appelé publiquement les entreprises à " substituer la main d’oeuvre nationale à celle des immigrés ". Cf. A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, 1991

[8] Sur 120 établissements testés, plus de 50 flagrants délits ont été enregistrés. Cf. Libération, 01/05/1999, 27/07/2000 et 24/10/2000

[9] Il faudrait également durcir la loi, de manière à empêcher les Parquets de classer sans suite les plaintes étayées par des preuves, comme cela a souvent été le cas jusqu’à aujourd’hui. Cf. Le Monde, 12/10/2000 et Libération, 27/07/2000.

[10] Les gouvernements " oublient " aussi de traiter le problème des discriminations légales : près de sept millions d’emplois sont aujourd’hui interdits aux étrangers "extra-communautaires" - soit près d’un tiers des emplois disponibles. Sur cette question, cf. le rapport du CERC-Association, disponible sur le site http://bok.net/pajol

[11] Sur les contrôles d’identité abusifs, cf. Syndicat de la magistrature, Vos papiers ! Que faire face à un contrôle d’identité ?, L’esprit frappeur, 2001. Sur l’usage abusif de la procédure d’outrage et rébellion, cf. P. Smolar, "Les délits d’outrages et rébellion, parade contre les plaintes", Le Monde, 221/03/2003

[12] Syndicat de la magistrature, Vos papiers ! Que faire face à un contrôle d’identité ?, L’esprit frappeur, 2001. L’affaire n’a pas encore été jugée.

[13] Exemple tiré de R. Rappoport, in P.-A. Taguieff (dir.), Face au racisme, La Découverte, 1991

[14] Cf. Le Monde et Libération, 12 et 13/12/1997

[15] Entre 53 et 66 par an, pendant la période 1992-1996. Cf. CNCDH, Lutter contre le racisme, La Documentation française, 1997

[16] Dans notre Dictionnaire de la lepénisation des esprits, nous donnons des centaines d’exemples de ces propos stupides, haineux ou méprisants sur les immigrés, les maghrébins ou les musulmans, dont une partie non négligeable pourrait aisément tomber sous le coup de la loi.

http://lmsi.net/article.php3?id_article=311