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Autopsie d’un crime contre la paix

Publie le mardi 28 février 2006 par Open-Publishing
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de JEAN-MICHEL VERNOCHET

À l’évidence, ceux qui ont commandité l’attentat contre la mosquée de Samarra cherchent à déclencher en Irak la guerre civile. Mais qui sont-ils réellement ? Des sunnites aveuglés par la haine confessionnelle ? L’Iran qui a perdu une part de son influence, la majorité politique chiite étant devenue relative depuis que les sunnites ont choisi de jouer le jeu électoral lors du dernier scrutin législatif de décembre ? Les Kurdes par ressentiment ethnique ? Ou encore, last but not least, des faucons parmi les faucons américains, décidés à tout et même à recourir à une politique de la terre brûlée pour réduire la tumeur irakienne et redessiner la carte de l’Orient musulman ?

A contrario du jugement péremptoire émis par l’ambassadeur américain à Bagdad, Zalmay Khalilzad, d’origine afghane, le problème fondamental de l’Irak n’est ni ethnique ni communautaire. Car le seul conflit ethnique éventuel ne pourrait qu’opposer Kurdes (d’origine et de langue indoeuropéennes) et Arabes. Antagonisme qui, à lui seul, ne justifiera jamais un attentat d’une portée symbolique et politique aussi immense que la destruction de la mosquée de Samarra. Dont nous découvrirons après coup qu’il aura été une sorte de 11 septembre aux yeux du monde islamique.

Lieu saint de l’islam

Il serait d’ailleurs parfaitement impensable que des Kurdes majoritairement sunnites, tous croyants sans exceptions, comme tous les autres Irakiens, sunnites et chiites, puissent perpétrer un tel forfait. Il faut ici se replacer dans le contexte d’une terre où la foi est encore vivante avec une force devenue aujourd’hui inconnue et incompréhensible en Occident. En clair, cela signifie qu’aucun Irakien, même laïc et baasiste, ne serait susceptible ­sauf à vouloir brûler dans les flammes de l’enfer éternel­ d’attenter à l’un des lieux parmi les plus saints de l’islam. Samarra abrite en effet les tombeaux des Xe et XIe imam, descendants directs du Prophète. Comment imaginer un seul instant que des musulmans ­à l’exception peut-être des ultra-puritains wahhabites d’Arabie Saoudite qui considèrent la vénération des Saints sunnites ou chiites comme de l’idolâtrie­ puissent commettre un sacrilège dépassant l’entendement ?

Les rivalités intercommunautaires grâce auxquelles les experts de Washington rationalisent leurs déboires irakiens, n’existent que sur le papier. Depuis des siècles en Mésopotamie, communautés chiites et sunnites se sont en effet largement mêlées. Nombreuses sont les familles, les tribus qui ont contracté des alliances, des mariages associant les deux communautés. Phénomène qui s’est accentué au cours des années de dictature laïque du parti Baas.

Ce pourquoi la guerre civile, au sens littéral du terme, paraît si difficile à amorcer en Irak : fait-on la guerre à sa belle-famille, à son demi-frère, à ses cousins ? C’est aussi pourquoi, les violences qui ont suivi la destruction du dôme d’or de Samarra, avec 130 morts et 168 attaques de mosquées en un seul jour, ne seront peut-être qu’une flambée sans lendemain, au grand dam des stratèges de la terreur qui tentent depuis un certain temps d’embraser l’Irak.

Quelques analystes ont malgré tout voulu déceler la main de l’Iran derrière un acte insensé du point de vue religieux comme de la logique des rapports intercommunautaires prévalant en Irak. Pour Téhéran, le projet d’installer une République islamique en Irak serait maintenant compromis depuis la participation des sunnites au processus électoral de décembre 2005 et leur entrée au parlement irakien. Les sunnites avaient jusqu’alors refusé de cautionner les institutions imposées par la coalition et consenti de lourds sacrifices en vies humaines en privilégiant la résistance armée au détriment de la bataille institutionnelle. L’épuisement des forces vives de la communauté sunnite dans la lutte armée faisait le jeu des ceux qui espéraient à terme l’éclatement de l’Irak et l’indépendance de fait des zones pétrolifères comme l’ayatollah Al Hakim au Sud ou au Nord-Est, le Kurde Talabani.

Assomption de l’islam sur terre

Le président iranien Ahmadinejad ayant placé l’exercice de son mandat sous le patronage du Madhi, l’imam caché[1], le XIIe imam, fils du XIe ­dont la sépulture est justement à Samarra et qui disparut mystérieusement quelques années après sa naissance­ il faudrait lui supposer un improbable et absolu cynisme dont il n’existe aucun exemple dans l’histoire de l’islam. À noter que l’ayatollah Moktada Sadr, partisan du maintien de l’unité territoriale de l’Irak appelle « tous les Irakiens, sunnites et chiites, musulmans et non musulmans, à une manifestation unitaire à Bagdad pour réclamer le départ des forces d’occupation ». Fermement attaché « à la concorde nationale », Sadr est le parrain de l’Armée du Mahdi. La référence à la personnalité du Mahdi ­dont le retour eschatologique annonce la fin des temps et l’assomption de l’islam sur Terre­ de la part de chefs politiques et religieux iraniens et irakiens, n’est ainsi pas indifférente. Comment expliquer, sous cet angle, que l’Iran ou des Irakiens puissent accomplir un acte à ce point contre-nature de leur foi ? Acte équivalent à ce qu’aurait été par exemple pour l’Église de la Haute époque la destruction volontaire du Saint Sépulcre.

Reste alors l’hypothèse d’une éventuelle fuite en avant de quelques illuminés parmi les néoconservateurs, qui auraient choisi la confrontation totale avec les forces islamiques et nationales qui, comme en Iran ou en Syrie, refusent de se plier au nouvel ordre mondial. Il s’agirait pour ces jusqu’au-boutistes de créer une situation de désordre extrême ­en application de la doctrine dite du chaos constructif­ permettant l’extraction des forces américaines du piège irakien. Un pays en proie à la guerre civile religieuse et intercommunautaire justifierait toutes les mesures d’urgence comme le retrait des troupes, des frappes limitées et ciblées sur l’Iran, la mise en accusation du régime baasiste syrien par le Conseil de sécurité ou encore le blocus des territoires occupés et de l’Autorité palestinienne aujourd’hui administrée par le Parti islamique Hamas. Stratégie de la tension tous azimuts qui expliquerait l’actuelle multiplication des provocations d’envergure en Irak et les manoeuvres d’intimidations à l’égard du monde arabe et musulman en général.

Histoire tumultueuse

Au final, il semble que seuls des décideurs très éloignés de la culture profonde du monde arabe, ignorants et inconscients de la portée symbolique et politique de leurs actes, aient pu décider de perpétrer un crime d’une ampleur jamais égalée. Au cours des douze siècles écoulés et malgré une histoire passablement tumultueuse, bien rares furent ceux qui osèrent porter atteinte à la sacralité du tombeau des deux imams. Les informations qui arrivent maintenant en Europe sur les circonstances de l’attentat démentent les versions officielles successives données par les autorités irakiennes. Ce n’est pas un groupe de trois hommes qui, après avoir neutralisé les gardes de la mosquée fermée pour la nuit, aurait placé les charges mais une unité forte d’une trentaine d’individus porteurs d’uniformes de la garde nationale. En outre, il aurait fallu environ douze heures, c’est-à-dire la nuit entière, pour placer les charges à chaque pilier afin de faire exploser le dôme monumental. Qui possède les moyens de réaliser une opération d’une telle envergure et d’une telle sophistication[2] dans une ville rebelle (à l’instar de Falludjah) plusieurs fois investie après de lourds combats, par les forces de la coalition et quadrillée par l’armée ?

Aucune hypothèse évoquée, hormis la dernière, ne résiste donc à l’examen. L’information circule depuis quelque temps que des commandos formés aux États-Unis seraient chargés d’assassinats ciblés et d’opérations non conventionnelles en Irak. Des commandos semblables à ceux de l’ex-premier ministre Chalabi qui, sous l’oeil complaisant des caméras et la protection des chars américains, procédèrent au déboulonnage spectaculaire de la statue de Saddam Hussein lors de la chute de Bagdad. Si tel était le cas, alors peut-être faudrait-il s’adresser au représentant permanent des États-Unis au Conseil de sécurité, John Bolton, auquel la rumeur accorde l’initiative de ces escadrons de contre guérilla à l’oeuvre en Irak, et lui demander d’infirmer ou le cas échéant de confirmer un fait dont l’incidence pourrait s’avérer considérable sur la stabilité régionale, voire internationale. I

[1]Tout comme Moqtada Al Sadr, chiite irakien et nationaliste arabe, grand rival du grand ayatollah Ali Sistani pro-iranien.

[2]Le niveau de complexité technique de l’attentat de Samarra n’est pas sans rappeler étrangement les circonstances de l’assassinat de Rafic Hariri à l’occasion duquel il avait été affirmé que « seul un État doté de moyens puissants et d’un haute opérationnalité » avait pu le réaliser, notamment pour parvenir à déjouer les contre-mesures électroniques destinées à protéger l’ancien premier ministre.

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