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ALTERNANCE OU ALTERNATIVE ?

Publie le vendredi 17 mars 2006 par Open-Publishing

de Giustiniano Rossi, du Collectif Bellaciao traduit de l’italien par karl&Rosa

Ils étaient nombreux à vouloir y croire, quand finalement le Prince des médias, Silvio Berlusconi, a daigné accepter une confrontation avec son adversaire aux élections politiques dans le respect des règles du "face à face" à l’américaine, devenues désormais universelles, comme le chewing-gum, le coca-cola et le rock’n roll, auprès de toutes les démocraties présentables dans les salons de la bourgeoisie internationale.

Bien sûr, la différence est grande, au moins au niveau de l’image, entre un Berlusconi livide, désormais fini, quelque soit l’issue des élections, contraint dans une camisole de force qui ne lui garantit pas, comme d’habitude, le libre cours de sa logorrhée, les demandes de vendeurs de plume complaisants, les cadrages complices, les interruptions à profusion et tout l’attirail de l’arrogance du pouvoir, sans autre limite que la fantaisie de son titulaire, et un Prodi, rassurant, paternel, somme toute compétent, avec son visage grassouillet de chrétien démocrate d’une autre époque, à mi chemin entre le rassurant curé de campagne et l’ami des joueurs de pétanque, un peu Don Camillo et un peu Peppone.

Mais quand on passe de la forme à la substance, l’idée que l’on retire de la confrontation entre les deux devient autre. Cela ne nous intéresse pas tellement de nous appesantir sur Berlusconi, un homme dont le quinquennat fut inauguré par la mort de Carlo Giuliani et sur lequel la meilleure part du peuple italien a exprimé, depuis des années, son jugement. C’est Prodi qui nous intéresse, celui qui dirige la coalition de tous ceux qui sont disponibles à combattre la baleine bleue et le bestiaire fasciste, xénophobe, grenouille de bénitier et raciste qui l’accompagne. Berlusconi, nous le savons, représente le libéralisme maison, un inextricable écheveau de mafia et de P2, de Craxi et de Milan de l’argent facile, de télé poubelle et de paradis fiscaux, de corruption et de finance créative, de constructions immobilières abusives et de révisionnisme historique, publicité, publicité, publicité...

Avant tout, qu’est-ce qui oppose Prodi à Berlusconi sur le problème du travail ? Ceux qui attendaient des affirmations décidées sur la nécessité de commencer, au moins, à redistribuer la richesse soustraite aux travailleurs, dont les salaires ne suffisent même plus désormais à arriver à la fin du mois, à combattre la précarisation des contrats de travail, ou carrément leur disparition, à taxer le revenu financier au moins dans la même mesure que les autres pays de l’Union européenne, à introduire une forte progression des prélèvements fiscaux de manière à combattre la tendance à la concentration de la richesse dans les mains d’un petit nombre et à l’appauvrissement du grand nombre qui la produit, à réintroduire l’impôt sur les successions, en bref, à prélever des portefeuilles des patrons le nécessaire pour doter l’Etat de ressources adéquates à sa mission envers les citoyens, les jeunes, les femmes, les vieux, les migrants, les handicapés et tous ceux qui dépendent de la collectivité pour la satisfaction de leurs besoins primaires, tous ceux qui attendaient ces affirmations sont restés sur leur faim.

Et bien, Prodi a rassuré son adversaire et les téléspectateurs : il n’entend pas détruire tout ce qu’a construit le gouvernement Berlusconi mais seulement procéder avec des moyens différents. Il propose à nouveau la concertation avec les organisations syndicales, il s’engage à ne pas introduire de nouveaux impôts, à alléger encore l’Etat et toutes les mesures visant à ramener l’Italie sur la voie du libéralisme classique, celui du Traité Constitutionnel européen et de la directive Bolkestein, de la privatisation des services et de leur ouverture à la concurrence internationale et il s’enorgueillit, en effet, des jugements positifs du Wall Street Journal et d’autres grands titres de la presse "alternative" internationale envers son programme, désormais sponsorisé, comme on le sait, même par la Cofindustria et par le Corriere della Sera.

Quand on aborde la question des femmes, à partir d’une demande sur les quotas roses, Prodi propose à nouveau l’image de la famille classique, de la maman avec plein d’enfants, de la femme dont l’être au monde - c’est au moins l’impression qu’il donne - est justifié par sa fonction de reproduction. Les femmes présentes pensaient qu’il parlerait de défense de la 194, de PACS, de conquête, finalement, de la laïcité de l’Etat contre les tendances confessionnelles désormais débordantes. Une laïcité d’autant plus importante dans un pays, l’Italie, où les écoles, les tribunaux et tous les sièges des administrations publiques sont depuis toujours pleins de crucifix, où l’Etat finance l’Eglise et les écoles catholiques, une laïcité qui est garante du libre choix des femmes en matière de sexualité, de maternité, d’avortement. Et pas seulement des femmes mais aussi de nombreux gays, lesbiennes, transsexuels, qui n’entendent plus cacher leurs vies ou en avoir honte et demandent une parité des droits avec les citoyens hétérosexuels.

Quand on aborde la question de l’énergie, Prodi ne prononce pas une seule parole pour dénoncer l’urgence d’en finir avec les sources d’énergie non renouvelables, pour mettre en route des programmes d’investissement dans les énergies alternatives, dans les nouvelles technologies pour l’exploitation de l’énergie éolienne, géothermique, solaire, des biomasses pour éviter le collapsus imminent. Même discours en ce qui concerne la gestion des déchets : Prodi fait les louanges de la situation des Pouilles, où l’installation d’un incinérateur est réalisée, d’après ce qu’il dit, par une administration de gauche, après avoir été longtemps bloquée par un gouvernement régional de droite ; elles sont loin, bien loin, les luttes qui se sont développées un peu partout en Italie contre les incinérateurs, en faveur du tri des déchets, du recyclage et de l’élimination avec traitement à froid qui rend définitivement inertes les résidus...

Quand on aborde la question des grands travaux, Prodi soutient que le problème ce sont les si nombreux chantiers commencés sans que les travaux ne soient conclus et le manque de concertation avec les populations concernées. Il promet en substance la réalisation du TAV qui fait partie du couloir Ouest Est de l’Europe, un des deux axes fondamentaux, selon lui, pour le transport des voyageurs et des marchandises. Pas même une parole sur l’opportunité de revoir le concept des grands travaux d’infrastructure et de leurs rapports avec les petites infrastructures qui sont celles qui permettent aux gens d’aller travailler, de disposer d’eau potable, d’être à l’abri des glissements de terrain et des inondations. Pour faire ne serait-ce qu’un exemple, dans un pays comme le nôtre, où les accidents ferroviaires sont désormais monnaie courante, où les temps de trajet en sont restés aux années cinquante - ou au début du siècle, comme en Sicile et dans toute l’Italie méridionale - où la qualité du matériel roulant est plus que médiocre, où la ponctualité est un rêve, Prodi continue à magnifier la ligne ferroviaire à grande vitesse Florence - Bologne qui a ébranlé l’Apennin, desséché ses ressources en eau, massacré le territoire et provoqué d’irréparables dommages de milliards d’euros sans se traduire par le moindre bénéfice pour les populations des territoires qu’elle traverse.

Quand on aborde la question des migrants, Prodi rassure : on ne touche pas aux centres de permanence temporaire, il s’agit seulement d’en confier la gestion aux communes afin que les forces de police qui ont fait jusque là, selon lui, un excellent travail, puissent se consacrer à d’autres missions. Devant l’émergence de l’émigration due à la faim, à la guerre, au manque d’assistance et d’instruction, à une répartition mondiale de la richesse dont la réalité est trop bien connue pour que nous la rappelions ici par des chiffres, la réponse ne se distingue pas de celle de l’immigration choisie, en alternative à l’immigration subie, celle qui comporte des quotas d’immigrés négociés avec les pays d’émigration, car "les entreprises italiennes ont besoin des immigrés". Rien ou pratiquement rien sur la citoyenneté de résidence.

Sur la question de la guerre, pas une parole sur l’horrible aventure irakienne, on a l’impression de ne pas être en Italie, le pays qui, ces trois dernières années, a donné vie au plus large mouvement en Europe pour la paix " sans si et sans mais", amenant dans les rues des millions de personnes à manifester contre la guerre. Sur l’éventuelle collaboration de l’Italie à une "opération chirurgicale" envers l’Iran, Prodi spécifie que cela ne pourra avoir lieu que si elle est décidée par l’ONU. Un progrès, certes, par rapport aux bombardements humanitaires en Yougoslavie, sous le glorieux drapeau de l’OTAN, pour rendre le territoire du Kosovo en mesure d’héberger deux immenses bases militaires américaines qui servent, nous en sommes certains, à monter la garde des institutions démocratiques et de l’autonomie de cette province. Mais un progrès tellement petit que Prodi et Berlusconi en arrivent carrément à une espèce d’entente bi partisane sur le sujet, exprimant tous deux l’espoir que le bon sens, naturellement de la part des Iraniens, l’emporte. Pas même non plus, un mot de critique envers les puissances nucléaires classiques qui prétendent prescrire aux autres ce qu’elles n’ont jamais appliqué elles-mêmes, ni sur la politique des deux poids, deux mesures qui prétend de l’Irak, on se demande pourquoi, ce que l’on n’a jamais prétendu d’Israël, ou bien du Pakistan, ou de l’Inde ou de qui sait d’autre encore ! On a presque l’impression, mais c’est sûrement une hallucination, d’être aux USA, où tout le monde sait que, si les différences entre le parti républicain et le parti démocratique sont minimes en politique intérieure, elles sont certainement nulles en politique extérieure. C’est le démocrate Kennedy, l’homme politique dont s’inspire, comme d’un modèle, le maire actuel de Rome, Walter Veltroni, qui fut à l’origine de l’expédition de la Baie des Cochons, à Cuba, il y a plus de quarante ans.

La cerise sur le gâteau concerne Bertinotti, dont l’épouvantail est agité par Berlusconi, avec la dangereuse armée des verts, alter mondialistes, et même des jeunes des centres sociaux qui sont tous ses alliés et tous diaboliquement d’accord pour vouloir introduire un impôt sur la fortune, empêcher la réalisation d’ouvrages publics, aussi indispensables peut-être que le pont sur le détroit de Messine, le TAV dans le Val de Suse, les sacro-saintes autoroutes, les incinérateurs...et plus il y en a plus on en rajoute. Prodi s’érige en défenseur de celui qui, il y a quelques années, avait été la cible de toutes les accusations quand, suite à la non application d’ éléments de programme décidés ensemble, comme la réduction du temps de travail, avait retiré son soutien à son gouvernement, qui existait pourtant grâce à une victoire électorale dont Rifondazione avait été l’élément déterminant. Bertinotti est un homme d’honneur et tiendra sa parole : Prodi ressent le besoin de donner une telle assurance à l’homme du déshonneur, responsable de corruption, de faux de bilans, d’exportation illégale de capitaux, déjà inscrit à la loge maçonnique P2, bon ami de la mafia, compère de Craxi et de tant d’autres voleurs estampillés, réchappé jusqu’ici de la prison grâce à ses avocats et à son argent et qui, malgré toutes les lois sur mesure mises en ouvre par son gouvernement n’a pas réussi à se libérer de tous les procès qui le concernent et qui l’attendent, au moins nous l’espérons, après les élections. On reste perplexe. L’unique chose claire qui soit sortie de la bouche de Prodi concerne le conflit d’intérêts que son gouvernement entend réguler par loi : c’est le seul élément net d’auto critique par rapport à son précédent gouvernement et aux gouvernements de sa coalition.

Mais, malheureusement pour nous qui luttons pour une alternative et qui ne nous contentons pas d’une alternance, il n’y a, au moins actuellement, aucun autre chemin, nous devons essayer quand même : rendez-vous une minute après la victoire de ce comité de libération national nouveau-né, avec l’engagement de lutter pour empêcher que, en 2006 comme en 1945, ce soient les habituels connus, les véritables responsables de la situation actuelle, ceux qui en sont arrivés à mettre sur le même plan les partisans et les "gamins de Salo’", ceux à qui l’opportunisme fait égarer même leur identité d’origine, que ce soit eux qui en recueillent les fruits en inaugurant de nouvelles, vieilles convergences parallèles grâce à la réalisation de leur unique idée politique : la conquête du "centre".