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Les Etats-Unis d’Israël

Publie le mardi 2 mai 2006 par Open-Publishing

De Robert Fisk

publié le lundi 1er mai 2006.

Briser le dernier tabou

Stephen Walt me dépasse d’une tête alors que nous marchons sous le soleil d’Harvard plus loin que la rue Eliot, un homme grand qui, en ce moment, a besoin d’être un grand homme (il est l’un des deux auteurs d’un article universitaire sur l’influence des lobbys juifs en Amérique), mais ce ne sont ni sa renommée, ni sa notoriété qui l’intéressent. « John et moi avons délibérément évité les interviews télévisées, nous ne pouvons parler de ces questions importantes en 10 minutes. On deviendrait ’J’ et ’S’, ceux qui ont écrit sur le lobby, or nous voulons ouvrir le débat sur ce sujet, encourager les échanges les plus larges sur les forces qui influent la politique étrangère US au Moyen-Orient. »

« John », c’est John Mearsheimr, scientifique politique à l’université de Chicago. Walt, 50 ans, professeur titulaire à l’école gouvernementale JF Kennedy à Harvard. Les deux hommes ont provoqué, à propos du Moyen-Orient, l’une des tempêtes les plus extraordinaires de l’histoire récente américaine. Ils ont publié ce qui est une évidence pour beaucoup de non Américains : que les USA n’ont pas hésité à mettre de côté leur propre sécurité et celle de beaucoup de leurs alliés pour servir les intérêts d’Israël ; qu’Israël porte une responsabilité dans la « guerre contre le terrorisme » ; que le plus grand lobby israélien, AIPAC (Comité américain pour les affaires publiques d’Israël) est en réalité l’agent d’un gouvernement étranger qui a la mainmise sur le Congrès - à tel point que la politique US à l’égard d’Israël n’y est même pas discutée et que le lobby se permet de surveiller et de dénoncer les universitaires qui critiquent Israël.

« Quiconque critique les actions d’Israël, ou prétend que les groupes pro-israéliens auraient une influence importante sur la politique US au Moyen-Orient... », disent les auteurs, « ...a de fortes chances d’être qualifié d’antisémite. En effet, même quelqu’un qui prétend simplement qu’il existe un lobby israélien court le risque d’être accusé d’antisémitisme... L’antisémitisme est quelque chose dont personne ne veut être accusé. » C’est un truc très fort dans ce pays où, pour citer le défunt Edward Saïd, ce « dernier tabou » (à l’heure actuelle, on peut parler sur les noirs, les gays et les lesbiennes) étouffe toute discussion sérieuse sur les relations de l’Amérique avec Israël.

Walt avait déjà publié une analyse, écrite avec élégance, sur la résistance à la domination politique des USA dans le monde, un travail avec plus de 50 pages de références. Ceux qui ont lu son Soumission d’une puissance politique : la réponse mondiale à la suprématie US ont pu noter que le lobby israélien y prenait une raclée dans le premier volume : « l’AIPAC a, à plusieurs reprises, ciblé des membres du Congrès qu’il considérait comme insuffisamment amical envers Israël et les a conduit vers la sortie, souvent en fournissant de l’argent à leurs adversaires. »

Mais combien en Amérique « vont mettre leur propre tête au-dessus du parapet », maintenant que Mearsheimer et Walt ont lancé un missile qui, dans tout autre pays, toucherait le sol sans même éclater mais qui, ici, provoque une violente explosion ? Pas beaucoup. Pendant un moment, la presse américaine dominante et la télévision - pro-israéliennes, partiales et molles comme les qualifient les deux universitaires - ne savaient pas s’ils devaient parler de leurs conclusions ou rester docilement silencieux [au départ les conclusions avaient été écrites pour le mensuel The Atlantic dont les rédacteurs ont apparemment pris peur, elle furent par la suite éditées dans London Review of Books, légèrement écourtées]. Le New York Times, par exemple, n’a couvert le sujet en détail que plus de deux semaines après sa publication et il l’a enterré dans sa rubrique Education à la page 19. L’essai universitaire, selon le titre de l’article, avait lancé un « débat » sur l’influence du lobby.

Ils peuvent le dire. Dore Gold, ancien ambassadeur aux Nations unies, qui maintenant dirige un lobby israélien, a donné le coup d’envoi tout en montrant involontairement que la thèse de Mearsheimer et Walt sur l’usage abusif de l’ « antisémitisme » était fondée. « Je crois, dit-il, que l’antisémitisme peut être en partie caractérisé lorsqu’on a affirmé qu’il y avait conspiration juive bien que des non Juifs auraient pu se livrer aux mêmes actes. » Un membre du Congrès, Eliot Engel, de New York, dit que l’essai lui-même est « antisémite » et mérite le mépris de l’opinion américaine.

Walt réfute cet argument. « Nous ne disons pas qu’il y a conspiration, ou cabale. Le lobby israélien a le droit de poursuivre son activité - tous les Américains aiment les lobbys. Ce que nous disons, c’est que ce lobby a une influence négative sur les intérêts nationaux des Etats-Unis et que nous devons en discuter. Il y a des questions qui tracassent à propos du Moyen-Orient et nous devons être capables d’en parler ouvertement. Le gouvernement Hamas, par exemple : comment devons-nous traiter avec lui ? Il n’y a pas de solution parfaite mais nous devons essayer et avoir une libre information. »

Walt ne convient pas d’avoir été choqué par certaines réactions à son travail - en raison de son désir de maintenir le « dialogue » dans l’arène universitaire je présume, bien que ce ne soit probablement pas le cas. Mais pourrait-il ne pas être irrité par son collègue de Harvard, Alan Dershowitz, qui prétend que les deux universitaires avaient relancé des accusations « pour qu’elles servent à des sectaires à promouvoir leurs projets antisémites. » Tous les deux préparent une réplique à l’attaque de 45 pages de Dershowitz, mais Mearsheimer et Walt se seraient bien passés d’une éloge de la suprématie blanche et de David Duke (ex-chef du Ku Klux Klan), une adulation qui a poussé des journaux à faire l’amalgame entre le nom de Duke et le leur. « D’Israël, Havard et David Duke », titrait de façon regrettable le Washington Post.

Le journal Wall Street, l’ami éternel d’Israël de la presse américaine, a écrit de façon encore plus étrange. « Comme les anciens lobbyistes pro-israéliens dans leur procès, l’article crée des doutes sur la politique au Moyen-Orient » titrait le journal à ses lecteurs étonnés. Ni Mearsheimer ni Walt n’ont fait mention du procès de ces deux lobbyistes d’AIPAC - qui commence le mois prochain - accusés d’espionnage pour avoir reçu et diffusé des informations confidentielles d’un ancien analyste du Moyen-Orient au Pentagone. Les défenseurs de Steven Rosen et Keith Weissman ont indiqué qu’ils pourraient appeler la secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice, et le conseiller national de la Sécurité, Stephen Hadley, à la barre.

Presque un tiers de l’article du journal traite du procès Rosen-Weissman. D’après l’article, l’acte d’accusation montre comment les deux hommes « ont cherché selon eux à promouvoir une politique US belliciste envers l’Iran, en échangeant des services avec des hauts fonctionnaires américains. Lawrence Franklin, un ancien fonctionnaire du Pentagone, a plaidé coupable, déclarant avoir fait un mauvais usage d’une information confidentielle. Mr Franklin était accusé d’avoir donné, oralement, aux deux lobbyistes, une information sur une note du Conseil national de Sécurité sur l’Iran... ainsi que d’autres informations confidentielles. Mr Franklin a été condamné en décembre à près de 13 ans de prison... »

L’article de Wall Street poursuit : « Pour les avocats comme pour ‘beaucoup de dirigeants juifs’ - non nommés - les agissements des anciens employés de l’AIPAC ne divergent pas de la façon dont travaillent des milliers de lobbyistes à Washington ; c’est la première fois dans l’histoire US qu’un acte d’accusation charge des citoyens américains pour avoir reçu et diffusé des secrets d’Etat au cours de conversations. » Et l’article indique plus loin : « plusieurs membres du Congrès auraient exprimé des inquiétudes sur l’affaire qui fut cassée en 2004, craignant que le Département de la Justice ne s’en prenne aux lobbys pro-israéliens, tel l’AIPAC. Ces hauts fonctionnaires (sic) se disent désireux de voir la procédure juridique suivre son cours, mais aussi inquiets à propos du manque de transparence de l’affaire. »

Pour revenir à Dershowitz, ce n’est pas difficile pour mois d’être solidaire avec notre affreux duo. Dershowitz a été de ceux qui m’ont accusé lorsque, dans une interview à la radio irlandaise, j’ai déclaré qu’après le crime international contre l’humanité du 11 septembre 2001, nous devions nous poser la question « Pourquoi ? ». Pour eux, j’étais un « homme dangereux », Dershowitz hurlait, disant qu’être « anti-américain » - ma pensée criminelle demandant " Pourquoi ? " - c’était comme être antisémite. Je dois cependant reconnaître un autre intérêt à ma solidarité. Il y a douze ans, l’un des lobbys israéliens que Mearsheimer et Walt ont dénoncé, a empêché toute nouvelle présentation d’un film sur les Musulmans à laquelle je participais pour Channel 4 et Discovery Channel. Il disait que ma« déclaration » selon laquelle Israël construisait de grandes colonies juives en terre arabe « était un mensonge sans pareil ». J’étais, selon un autre lobby soutenant Israël, « un Henry Higgins * avec des crochets crachant son venin dans les salons de l’Amérique ».

De telles absurdités persistent à ce jour. En Australie, lors du lancement de mon nouveau livre sur le Moyen-Orient, par exemple, j’ai à plusieurs reprises déclaré - contrairement aux théoriciens de la conspiration antisémite - qu’Israël n’était pas responsable des crimes du 11 septembre 2001. Néanmoins, un journal juif australien a prétendu que j’étais « à la limite, à quelques millimètres de suggérer qu’Israël était la cause des attaques du 11 septembre. Le public l’aurait montré (et de façon prévisible) par ses ovations ». C’était faux. Il n’y avait eu ni applaudissements ni ovations et jamais je n’étais allé à « des millimètres » d’accuser Israël de ces crimes contre l’humanité. Le récit du journal était mensonger.

Mais je dois dire - avec mon humble expérience - que Mearsheimer et Walt n’ont pas tort. Et pour un homme qui ne s’est pas rendu en Israël depuis 20 ans - ou en Egypte, bien qu’il dise avoir été très longtemps dans ces deux pays - Walt ne se réclame à juste titre d’aucune compétence de terrain. « Je n’ai jamais volé en Afghanistan sur un avion délabré, ou attendu à un check-point, ni vu passer un bus me demandant s’il y avait une bombe suicide humaine à bord » dit-il.

Noam Chomsky, le plus grand philosophe moraliste d’Amérique et universitaire linguistique (si critique d’Israël qu’il n’a aucune rubrique régulière dans un journal) parcourt la région et reconnaît la cruauté du lobby israélien. Mais il considère que le monde des affaires américain a bien plus à faire avec la politique US au Moyen-Orient que les partisans d’Israël - montrant ainsi à mon avis que la gauche aux USA a un goût illimité pour le fratricide. Walt ne se dit pas de gauche, mais lui et Mearsheimer se sont opposés à l’invasion de l’Iraq défendant, isolés, ce qui apparaît maintenant comme politiquement acceptable et ils espèrent de la même manière - de façon plutôt malheureuse - que la discussion sur le lobby israélien va s’engager.

Walt et moi sommes assis dans un restaurant malaisien. Patiemment (mais je perçois de l’irritation dans sa voix), il explique que les théories de conspiration dont on l’affuble sont des inepties. La décision de se retirer de la fonction de doyen de l’école Kennedy avait été prise avant la publication de son article, dit-il. Personne ne l’a jeté dehors. Le démenti, largement médiatisé, de Harvard sur la propriété de l’essai - loin d’exprimer une crainte et une critique de la part de l’université comme certains qui le défendent le prétendent - a été rédigé par Walt lui-même, Mearsheimer, ami autant que collègue, étant lauréat à Chicago, pas professeur à Harvard.

Mais il va sûrement en sortir quelque chose.

Aux Etats-Unis, il devient de plus en plus évident que les lobbys israéliens et néo-conservateurs acquièrent toujours plus de pouvoir. L’annulation par un théâtre de New York de la représentation de Mon nom est Rachel Corrie - une pièce produite à partir des écrits de cette jeune fille américaine, morte écrasée sous un bulldozer israélien à Gaza en 2003 - a profondément choqué les Américains juifs libéraux, d’autant que le retrait de la représentation a été obtenu suite aux plaintes d’un Américain juif.

« Comment l’Occident peut-il reprocher au monde islamique de ne pas accepter les caricatures de Mohamed », demande Philip Weiss dans The Nation, « quand un écrivain occidental parlant au nom des Palestiniens est réduit au silence ? Et pourquoi l’Europe et même Israël ont-ils, sur les droits humains des Palestiniens, des débats plus sains que nous n’en avons ici ? » Corrie est morte en essayant d’empêcher la destruction d’une maison palestinienne. Les ennemis de la pièce prétendent fallacieusement qu’elle essayait d’arrêter les Israéliens qui démolissaient un tunnel servant à la contrebande d’armes. Des courriels haineux ont été envoyés sur Corrie. Weiss en cite un : « Rachel Corrie n’a pas rejoint les 72 vierges mais elle a eu ce qu’elle cherchait. »

Saree Makdisi - un parent proche du regretté Edward Saïd - a révélé comment un site de droite propose de l’argent cash aux étudiants de l’université de Californie de Los Angeles (UCLA) qui dénoncent les tendances politiques de leurs professeurs, surtout à propos du Moyen-Orient. Ceux qui ont besoin d’argent même mal gagné, à UCLA, devraient se rendre compte que les notes de classe, les allocations et les enregistrements illicites des conférences vaudront maintenant une prime de 100 dollars. « J’y ai gagné ma propre ‘image‘, inexacte et diffamatoire... » dit Makdisi, « ...non parce que j’ai parlé dans mes cours de poètes anglais comme Wordsworth et Blake - c’est ma spécialité universitaire que ce site évite de rappeler - mais plutôt pour ce que j’ai écrit dans les journaux sur la politique au Moyen-Orient ».

Dans leur publication, Mearsheimer et Walt ont inséré une étude sur de telles méthodes. « En septembre 2002 », écrivent-ils, « Martin Kramer et Daniel Pipes, deux néo-conservateurs pro-israéliens acharnés, ont créé un site (http://www.campus-watch.org) qui publiait les dossiers montés sur les universitaires suspects et encourageait les étudiants à faire connaître les comportements considérés comme hostiles à Israël... le site invitait encore les étudiants à dénoncer les activités ‘anti-Israël’ ».

Peut-être que le paragraphe le plus incendiaire dans leur essai - mais son contenu a été confirmé par la presse israélienne - est celui qui parle des pressions israéliennes sur les Etats-Unis pour l’invasion de l’Iraq. « Les services de renseignement israéliens ont communiqué à Washington toute une gamme de rapports alarmants sur les programmes d’armes à destruction massive (WMD) », écrivent les deux universitaires, et ils citent un général israélien retraité : « Les renseignements israéliens ont été un partenaire à part entière pour la façon dont les renseignements américains et britanniques ont été présenté les capacités non conventionnelles de l’Iraq ».

Walt me dit qu’il devrait prendre une année sabbatique - bien qu’il ne veuille pas être catalogué comme « anti-lobby » - car il a besoin de repos après son dernier poste administratif. Bien des lobbyistes israéliens, sans aucun doute, seraient heureux qu’il prenne un congé sabbatique à durée indéterminée.

Je ne sais pas pourquoi, mais je doute qu’il le fasse.

* misogyne de la pièce « Pygmalion » de G.B. Shaw, écrivain irlandais 1856-1950 - comédie musicale « My Fair Lady » - NDT

journaliste au The Independent.
27 avril 2006
 http://www.counterpunch.org/fisk042...
Traduction : JPP

http://www.protection-palestine.org...