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Le plan Marshall des cerveaux

Publie le jeudi 28 août 2003 par Open-Publishing

Avec une chaîne de télé en arabe prévue dans le budget américain de 2004,
une radio et un magazine destinés à la jeunesse arabe, Washington mène une
offensive musclée pour conquérir l’opinion arabe et mettre un terme à
l’anti-américanisme.

Par Samar Al-Gamal

Sawa, Hi et Middle East Televison ... la guerre médiatique américaine
lancée en direction des Arabes a bien commencé. Des radios, une revue
mensuelle et une télévision, le tout en arabe. Une propagande, qui serait
instrument de déformation pour les uns, et diplomatie populaire pour les
autres. L’objectif semble le même. Il s’agit d’améliorer l’image du pays de
l’oncle Sam dans le monde arabe.

La Middle East Radio Network, baptisée Radio Sawa, dont le nom signifie en
arabe "ensemble", a été lancée en 2002 et peut-être captée sur la bande FM
et bientôt AM (onde moyenne) en Egypte, dans les Emirats, en Jordanie, en
Iraq et dans d’autres pays arabes comme le Koweït ou les territoires
palestiniens. Selon son site Internet, cette radio vise à réaliser les
intérêts américains à long terme et à apprendre la vérité sur l’Amérique.
Pas de malentendu sur ce point, puisqu’elle est financée par
l’Administration américaine. Le Conseil des gouverneurs pour la
radiodiffusion a reçu près de 35 millions de dollars du Congrès pour cette
station. Elle s’efforce d’être une radio destinées aux loisirs, diffusant
beaucoup de chansons avec comme intermèdes l’actualité en bref. Mais à la
différence de sa grande soeur, Voice of America (La Voix de l’Amérique),
elle ne cherche pas à renverser des régimes comme cela était le cas lorsque
cette radio, en russe et dans les langues de l’Europe de l’est, s’en
prenait à l’ex-URSS et au Pacte de Varsovie.

Les autorités américaines ont constaté qu’apparemment, la Voix de

l’Amérique qui diffuse également ses émissions en arabe jouit de peu
d’audience dans le monde arabe, car elle est jugée trop pro-israélienne. Le
président du Conseil des gouverneurs qui supervise la radiodiffusion des
émissions vers l’étranger a déclaré que les Etats-Unis n’ont pratiquement
pas d’auditeurs de moins de 25 ans dans le monde arabe où plus de 65 % de
la population a moins de 30 ans. Cette radio vise l’esprit et le coeur des
jeunes, non ceux qui haïssent les Etats-Unis, mais ceux qui sont irrités
par eux. Ces auditeurs peuvent sur le long terme changer de sentiment, en
devenant compréhensifs. Selon Hassan Emad, professeur de radio et
télévision à la faculté de communication, "VOA utilise des moyens plus
directs et sa tendance politique est claire tandis que Sawa a une apparence
de variétés. Mais le but est le même". C’est cet objectif déclaré de
vouloir changer l’esprit des jeunes Arabes qui fait que la région est
beaucoup plus réticente à son égard qu’à l’égard d’autres radios comme la
britannique BBC ou la française Radio Monte-Carlo.

La jeunesse comme cible

Dans ce grand projet d’offensive sur les coeurs des jeunes Arabes,
l’Administration Bush a lancé une deuxième arme pour diminuer le niveau de
l’anti-américanisme. Hi (Salut), un magazine mensuel qui vise les Arabes de
18 à 35 ans en leur ouvrant "une fenêtre sur la culture américaine". Cette
publication, dont le budget annuel va de 3 à 4 millions de dollars, fait
partie du Magazine Group et publie des articles sur l’éducation, la
technologie, la musique. Mais ne contient pas un seul mot sur l’invasion de
l’Iraq ou sur le conflit israélo-palestinien. Christopher Ross,
coordinateur spécial de la diplomatie publique au Département d’Etat, a
déclaré dans le Daily Star que "Hi est un moyen de fonder sur le long terme
des relations avec les individus qui seront dans l’avenir les leaders du
monde arabe". Les articles sont relus par un bureau éditorial du
Département d’Etat "pour s’assurer qu’ils sont complets, intéressants et
constructifs", ajoute Ross. Par ce magazine Hi, devenu mot courant pour la
plupart des jeunes du monde arabe, les Américains cherchent à ouvrir un
dialogue avec ceux-ci.

La télévision, elle, n’est pas encore lancée, il faudra attendre 2004. Son
financement est déjà prévu dans le budget américain pour un coût de 30
millions de dollars. Elle s’intitulera Middle East Television Network
(METNA). Le Département d’Etat a cherché à doubler son budget, arguant du
fait que ce projet entre dans le cadre de la diplomatie publique. Après les
événements du 11 septembre, les Etats-Unis se sont sentis isolés sur les
plans politique et populaire. Le Département d’Etat estime que ce fossé
crée une atmosphère négative pour son propre travail, notamment tout ce qui
concerne la sécurité nationale américaine. Ross avait déclaré que la rue
arabe est devenue "un phénomène qui mérite notre attention pour comprendre
l’opposition à laquelle nous faisons face". Selon le quotidien arabe
Al-Charq Al-Awsat, cette télévision ne sera pas consacrée à l’information
en continu, mais elle sera "La Fox news en arabe" avec des talk-shows et
des programmes de variétés. Cette chaîne entre dans le cadre d’un projet
plus vaste qui cherche à lancer des publications indépendantes des
gouvernements arabes. La ligne éditoriale comprendra de 5 à 10 % d’articles
destinés à améliorer l’image de "l’Ugly American" comme le dit un célèbre
film. Fahmi Howeidi, intellectuel égyptien de tendance islamiste modérée,
cite un rapport élaboré par des responsables de l’ambassade américaine au
Caire et de l’USAID selon lequel "les Américains ont bloqué 23 millions de
dollars pour restructurer la presse arabe qui est la seule capable
d’assurer la naissance de sociétés ouvertes et démocratiques à
l’américaine".

Diplomatie publique ou lavage de cerveau ?

Ces démarches "de lavage de cerveau collectif" se sont intensifiés depuis
le 11 septembre et avec la naissance de chaînes satellite arabes de plus en
plus crédibles. Les Etats-Unis les ont accusées d’être anti-américaines et
de faire "une présentation incendiaire" des événements, notamment pendant
la guerre en Iraq, et par la suite. L’irritation est d’autant plus vive que
le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, et d’autres hauts
responsables se sont engagés, pour la première fois, dans une large série
d’interviews avec des médias arabes dans l’espoir de redresser l’image des
Etats-Unis dans la région où il y a "beaucoup d’anti-américanisme" selon
Powell. Henry Hyde, président de la commission des Affaires étrangères à la
Chambre des représentants, estime de son côté qu’ "une grande partie de la
presse étrangère décrit quotidiennement les Etats-Unis comme une force
maléfique, accusant notre pays d’un nombre infini de complots malfaisants
contre le monde. Dans notre lutte contre le terrorisme, nos actions sont
généralement décrites dans le monde musulman comme des actes de guerre
contre l’islam". Ceci justifie selon lui les projets médiatiques en cours à
destination du monde arabe. Il l’inscrit aussi dans le processus appelé
diplomatie publique.

Ce nom collectif est donné aux efforts du gouvernement américain pour
expliquer au monde sa politique étrangère et familiariser les autres
peuples avec les Etats-Unis. Il comprend la diffusion d’émissions à
l’étranger, les programmes d’échange, un éventail de services d’information
publique. Hyde estime cependant qu’en plus de cette approche passive, il
existe d’autres moyens et objectifs plus vastes : "Je parle du recours à la
diplomatie publique pour s’adresser directement aux populations étrangères
et les associer à nos efforts à long terme en faveur de la liberté".
Passer outre les gouvernements

Il explique sans ambages, tout comme les membres du gouvernement américain,
comment ils vont changer la carte du Proche-Orient, comment les Etats-Unis
cherchent à infiltrer la conscience arabe. "Notre but est de poser des
bases de changement à long terme dans une région du monde à laquelle nous
avons prêté bien trop peu d’attention". Le moyen est tout à fait simple à
ses yeux. "Nous devons entretenir de bonnes relations avec les
gouvernements étrangers, mais il faut y ajouter des contacts directs avec
les populations elles-mêmes sans passer par les gouvernements et les
élites".

Ce processus est-il réalisable ? Hassan Emad estime que "ceest fort possible
parce qu’une grande partie de l’élite intellectuelle dans la région a suivi
une formation aux Etats-Unis et donc adopte, avec nuances, les valeurs de
la politique américaine". Dans ce contexte, Howeidi met en garde contre ce
qu’il appelle "le parti pris américain" dans les médias arabes. Un autre
facteur entre en jeu, les peuples arabes ont pris l’habitude pendant des
décennies d’aller vérifier l’information auprès de radios et télévisions
étrangères, comme la BBC, parce que les médias arabes n’étaient pas
crédibles à leurs yeux. Selon Hassan Emad, il faudra encore plus de temps,
de liberté et d’expérience pour des chaînes comme Al-Jazeera, Abou-Dhabi et
Arabiya pour pouvoir convaincre entièrement les téléspectateurs. "C’est
pourquoi il est difficile pour les Arabes de conquérir l’opinion
américaine, cette dernière étant très loyale envers ses médias". Les
quelques millions de dollars que les Arabes ont consacrés à leur campagne
médiatique internationale semblent presque inefficaces. La tâche n’est pas
pour autant facile pour les Etats-Unis. Ils doivent s’attendre à une
concurrence acharnée. Dans le monde arabe aujourd’hui, les médias
anti-américains attirent le plus d’audience. Les Arabes ne font pas la
distinction entre la politique des Etats-Unis et les médias américains.
Pour eux, la politique américaine est pro-sioniste et par conséquent
anti-arabe, et tant qu’elle n’aura pas changé, l’image de "l’Ugly American"
perdurera.