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Quels droits pour les salariés à l’emploi discontinu ?

Publie le samedi 30 août 2003 par Open-Publishing

LE MONDE | 29.08.03 | 13h03

La lutte protéiforme engagée après la signature, le 26 juin, du
protocole Unedic révisant le régime d’assurance-chômage des
intermittents du spectacle par des collectifs et coordinations a pour
objectifs premiers l’abrogation du texte agréé par le gouvernement et
l’ouverture de négociations impliquant tous les professionnels
concernés. Elle rejoint un mouvement global de résistance à la
"normalisation" de nos sociétés.

Une réforme viable des annexes 8 et 10 est nécessaire à la vie
culturelle. On ne clôt pas le chapitre des droits sociaux en excluant
35 % des allocataires pour ouvrir celui, faussement consensuel, de
l’exception culturelle et de la place de l’artiste dans la société.
Nous sommes créateurs, interprètes, techniciens. Nous participons à
la fabrication de pièces de théâtre, de spectacles de danse et de
cirque, de concerts, de disques, de films de fiction, de
documentaires, de jeux télévisés, de télé- réalité, du journal de 20
heures et des publicités qui les entourent. Nous sommes devant et
derrière la caméra, sur scène et dans les coulisses, dans la rue, les
salles de classe, les prisons, les hôpitaux. Les structures qui nous
emploient s’échelonnent de l’association à but non lucratif à
l’entreprise de divertissement cotée en Bourse.

Acteurs d’un art et d’une industrie, nous avons en commun de subir
une double flexibilité, celle des périodes d’emploi et celle des
rémunérations. Né du besoin d’assurer une continuité de revenu
palliant la discontinuité des périodes d’emploi, ce régime
d’assurance-chômage permet souplesse de production et mobilité des
salariés entre différents projets, secteurs, emplois.
Nous avons lu méthodiquement le texte venu réformer ce régime et nous
avons évalué les conséquences du rehaussement des critères d’accès.
Sur la base des chiffres de l’Unedic, nous sommes arrivés à ce
constat de l’exclusion de 35 % des allocataires actuels. Nous avons
cherché à expliquer comment des paramètres inédits (le glissement de
la période de référence, le calcul du décalage) introduisaient de
l’aléatoire, provoquaient une rupture de l’égalité de traitement et
incitaient au travail au noir et aux fausses déclarations.

La pertinence de notre expertise collective a peu à peu déstabilisé
l’assurance des plus fervents défenseurs du protocole, jusqu’à ses
signataires eux-mêmes. Pour preuves, les demandes tardives
d’explication de la CFDT à l’Unedic, la disparition in extremis du
grave "lapsus" dans l’article sur la franchise (des recours en
justice sont intentés), ainsi que les promesses floues d’aménagement
du texte faites récemment par le ministère de la culture.
Mais, surtout, nous avons dénoncé un paradoxe inquiétant : dans un
contexte de "moralisation des pratiques", le protocole n’épargne en
fait qu’une catégorie de salariés, ceux qui bénéficient de contrats
réguliers sur l’année.

L’utilisation des annexes 8 et 10 tendait parfois à être ambiguë :
l’accord la clarifie en détruisant leur fonction essentielle. Alors
qu’il s’agissait d’assurer une continuité de revenus dans des
secteurs où la logique du profit n’est pas première, seules les
entreprises les plus rentables - notamment celles de l’audiovisuel -
continueront de tirer profit d’une main-d’œuvre plus que jamais
contrainte d’accepter le "contenu" et les conditions de travail des
emplois proposés.

Or seuls les droits sociaux collectifs garantissent la liberté des
personnes, la continuité du travail hors périodes d’emploi, la
réalisation des projets les plus improbables, la diversité,
l’innovation. En agréant ce protocole, le gouvernement a fait le
choix délibéré de supprimer cet "investissement" nécessaire à la
liberté de création. Jamais le système compensatoire qu’il propose,
mixte de mécénat et de subventions discrétionnaires, ne saura s’y
substituer.

Attaque contre les droits collectifs, cette "réforme" inaugure une
certaine idée de l’exception culturelle : un art-vitrine avec ses
pôles d’excellence et une industrie de la culture standardisée et
compétitive sur le marché mondial. Le dynamisme, l’inventivité et
l’audace qui caractérisent l’activité reposent sur cette indépendance
voulue et conquise à travers la solidarité interprofessionnelle et
l’obtention de conditions d’existence décentes.

Nombre d’intermittents connaissent les dérives, mais aussi et avant
tout les inégalités de traitement de l’actuel système et appellent
une réforme de leurs vœux. Aucune base pour évaluer l’ampleur du
déficit n’est crédible. Les chiffres de l’Unedic continuent d’être
présentés dans l’opacité et la partialité la plus grande, les pertes
dues aux abus ne sont pas mesurées. Plus fondamentalement, cette
vision, strictement comptable, a pour seule assiette de prélèvement
l’emploi et interdit de prendre en compte cette part croissante des
richesses produites que ne mesure pas le volume de cotisations
salariales.

Nous avons défini les principes d’une nouvelle réforme dans le
respect de la spécificité de nos pratiques professionnelles et le
refus de l’utilisation du nombre d’allocataires comme variable
d’ajustement.

Sur ces principes, nous avons élaboré des propositions selon deux
axes :

 mise en cohérence du régime avec les pratiques du secteur par la
suppression du salaire journalier de référence (paramètre omniprésent
auquel l’irrégularité des contrats ôte pourtant toute valeur
représentative), par l’assouplissement des critères d’accès (prise en
compte de l’aléatoire de nos métiers, des accidents de carrière) et
par la réaffirmation de l’annualité des droits et du réexamen à date
anniversaire ;

 la mutualisation et la redistribution des droits entre
allocataires, notamment par la création d’un plafond et d’un plancher
du cumul salaires-indemnités qui contribuera à la maîtrise des coûts
et réduira les inégalités entre allocataires.
Ces revendications ne sauraient se confondre avec une lutte pour des
privilèges : flexibilité et mobilité qui tendent à se généraliser
n’ont pas à impliquer précarité et misère. N’est-il pas symptomatique
que ce qui constitue un modèle de référence pour d’autres catégories
de précaires soit systématiquement battu en brèche ? L’élaboration
d’un modèle d’assurance-chômage fondé sur la réalité de nos pratiques
est une base ouverte à toutes formes de réappropriation, de
circulation, de contamination en direction d’autres secteurs.

Ce conflit a suscité une réflexion approfondie sur les tenants et
aboutissants de nos métiers. A une époque où la valorisation du
travail repose de plus en plus sur l’implication subjective des
individus dans leur activité et où, parallèlement, l’espace accordé à
cette subjectivité est de plus en plus restreint et formaté, cette
lutte pose un acte de résistance : il s’agit de se réapproprier le
sens de notre travail (intimement et collectivement), de le
réinventer.

Ce texte collectif émane de la Coordination des intermittents et
précaires d’Ile-de-France.