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Le jour où la France a dit "non"

Publie le mardi 30 mai 2006 par Open-Publishing
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de Jean-Paul Piérot

Anti-Libéralisme. Il y a tout juste un an, 54,7 % des Français rejetaient le projet de constitution européenne, fondée sur « la concurrence libre et non faussée ». Cet acte fort aura-t-il un débouché politique lors des élections présidentielle et législatives de 2007 ?

Dimanche 29 mai 2005, 20 heures. Le verdict tombe, sans appel : 54,7 % des électeurs ont dit « non » au projet de constitution européenne, que leur enjoignaient de ratifier le président de la République, le gouvernement, les partis politiques dominants, de l’UMP au Parti socialiste, mais aussi le petit monde des médias. Le vote est d’autant plus significatif que la participation a été importante, près de 70 %, alors qu’un an auparavant, les élections européennes avaient remporté un record d’abstention (42,8 % de votants !). Une douche glacée saisit les chefs du camp du « oui ».

Le « mouton noir de l’Europe »

Malgré les sondages qui, depuis plusieurs semaines, reflétaient ce climat d’hostilité à l’encontre du traité concocté par la convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, ils espéraient que le vote des indécis viendrait renverser la tendance. Dans les derniers jours de campagne, la propagande avait redoublé pour annoncer des lendemains dramatiques si le « non » l’emportait : une crise sans précédant, un blocage institutionnel, la France mise en quarantaine... Nous serions « le mouton noir de l’Europe », selon la formule de Jacques Chirac.

À Paris, la place de la République retrouvait ses couleurs des grands rendez-vous, envahie par une foule jeune et joyeuse. Fraîchement sortie des rotatives, la première édition de l’Humanité s’arrachait des mains, s’exhibait comme une affiche. Un air de fête. Trois ans auparavant, des milliers de jeunes, souvent les mêmes, avaient déjà déferlé sur cette même place. Une tout autre ambiance : c’était la stupeur et la colère qui avaient fait descendre la jeunesse sur le pavé après que la débâcle de la gauche, en ce 21 avril 2002, eut permis à Le Pen de se hisser à la deuxième place à l’élection présidentielle. Le 29 mai 2005 ne fut pas une réplique du 21 avril, mais son exact opposé. Alors qu’en 2002 les déceptions à l’égard du gouvernement Jospin avaient ruiné la confiance dans la politique, nourri l’abstention et conduit au désastre dont la France paie encore les conséquences, on a assisté à l’occasion du référendum de 2005 à une repolitisation populaire, comme le constatait le sociologue Michel Simon (1) : « Des millions d’hommes et de femmes ont su faire le lien entre la question posée et l’emploi, les salaires, la protection sociale, les services publics [...]. Dès lors le bulletin de vote est redevenu une arme dont il valait la peine de s’emparer. »

Ce résultat est le fruit d’une campagne comme la France n’en avait connue jusqu’alors. Le projet de traité (TCE) visait à donner une assise constitutionnelle à l’orientation libérale de la construction européenne. Cette orientation résumée par la formule de l’article 3 consacrant l’Union comme un espace où « la concurrence est libre et non faussée ». Mais, au-delà d’une formule ramassée, le texte avalisait toutes les politiques déjà à l’oeuvre de libéralisation des services publics, du marché du travail, la remise en cause des protections sociales, et tournait le dos à toute perspective de construire, enfin, une

Europe sociale et démocratique qui valorise et étende les acquis sociaux. Vue de la Commission européenne, la ratification devait s’avérer une formalité. Dans les pays où un référendum était prévu, les gouvernements tablaient sur le désintérêt de l’opinion, une méconnaissance du texte, une abstention massive. Un tel scénario se déroula en Espagne en février 2005.

Rien de cela en France. Alors que l’UMP et l’UDF, mais aussi, après un vote interne, le PS et les Verts ont appelé au vote « oui », le débat sur le texte est vite devenu une grande affaire populaire. Seul parti représenté au Parlement engagé pour le « non », le Parti communiste a mis toutes ses forces militantes au profit d’un rassemblement en faveur d’un « non » de gauche à forte connotation antilibérale. Des personnalités socialistes comme Laurent Fabius, Jean-Luc Mélenchon, Henri Emmanuelli, mais aussi des Verts ont combattu le traité en dépit de la position officielle de leurs partis. « Quand on est de gauche, on vote non, avait lancé Marie-George Buffet, dans un meeting à l’automne 2004, quand les sondages créditaient le « oui » de 65 %. La dirigeante du PCF ne ménagea pas ses efforts pour réunir - et elle y réussit - sur les mêmes tribunes des responsables politiques qui ne s’étaient jamais croisés, d’Olivier Besancenot, porte-parole de la LCR, au sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon, à l’élue des Verts Francine Bavay ou José Bové. Mais ce mouvement ne l’aurait jamais emporté sans une dynamique citoyenne inégalée, avec l’appel des 200, la création de comités pluralistes jusque dans les villages, des milliers de réunions où l’on décryptait le projet page après page. Un texte que l’Humanité avait publié dans son intégralité dès le mois d’octobre 2004 dans un numéro spécial qui connut un large écho. La campagne référendaire a mis en lumière la puissance de la contestation du libéralisme, que la constitution européenne entendait sacraliser, et qui guide les politiques menées par les gouvernements nationaux. À tel point que les thèmes étroitement souverainistes et d’inspiration xénophobe (l’adhésion de la Turquie) développés contre le TCE à droite et à l’extrême droite, n’ont joué que marginalement dans le résultat, comme l’ont révélé les enquêtes de motivation post-référendum.

Un an a passé, et loin d’avoir cédé à un coup de colère, les Français sont, semble-t-il, dans la même disposition d’esprit, voire plus hostiles encore à la gestion actuelle de l’Europe : 10 % des électeurs ayant opté pour le « oui » disent qu’ils changeraient leur vote aujourd’hui (2). Il y a au moins deux raisons à cela. Premièrement, les catastrophes annoncées n’ont pas eu lieu. Deuxièmement, les dirigeants européens qui ont dû interrompre le processus de ratification du TCE après les « non » français et néerlandais, ne sont pas pour autant décidés à entendre le message des urnes. En votant contre le TCE, la majorité des électeurs de gauche, toutes tendances confondues, et contre l’avis des états-majors du PS et des Verts, s’est réunie sur un même refus du libéralisme.

L’ancrage de la contestation

La puissance des mobilisations, soutenues par l’opinion, contre le CPE, confirme l’ancrage de la contestation dans la société. Toute la question est de savoir si le rassemblement réalisé contre l’Europe de « la concurrence libre et non faussée » pourra trouver un débouché politique aussi efficace en 2007 contre la droite et les projets de « rupture » de Nicolas Sarkozy avec le modèle social. Un défi qui concerne toute la gauche, mais en premier lieu tous les artisans de la victoire du « non ». Ce qui est possible lors d’un référendum n’est certes pas automatiquement transposable à des élections politiques. De nouvelles rencontres s’organisent à nouveau sur le terrain, des appels sont signés. Une nouvelle dynamique est-elle en train de démarrer ? Personne ne pouvait prévoir à l’automne 2004 que le « non » l’emporterait au printemps, et d’une certaine manière, le 29 mai a fait reculer les frontières de l’impossible...

(1) L’Humanité du 4 juin 2005.

(2) Libération du 17 mai 2006, sondage LH2.

http://www.humanite.fr/journal/2006...