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Un mystère que les Etats-Unis ne sont pas pressés d’élucider

Publie le jeudi 25 septembre 2003 par Open-Publishing

14 septembre 2004.

Une cervelle humaine gît à côté de l’autoroute. Elle a été éparpillée dans le sable, explosée de la tête de son propriétaire quand les Etats-uniens ont pris en embuscade leurs propres policiers irakiens.

Quelques centimètres plus loin, les dents d’un policier, cassées mais propres, celles d’un jeune homme. "Je ne sais pas si ce sont les dents de mon frère, je ne sais même pas si mon frère est vivant ou mort" me crie Ahmed Mohamed. "Les Etats-uniens ont emporté les morts et les blessés, ils ne nous diront rien."

Ahmed Mohamed dit la vérité. Il est aussi, devrais-je ajouter, un policier irakien qui travaille pour les Etats-uniens. Les forces états-uniennes ont communiqué officiellement - mais c’est invraisemblable -, qu’ils n’avaient "pas d’infomations" sur les 10 policiers morts tôt hier matin et les 5 blessés. Malheureusement, les Etats-uniens ne disent pas la vérité.

Les soldats du 3ème régiment d’infanterie ont tiré des milliers de balles dans l’embuscade, des centaines d’entre elles allant s’encastrer dans les murs du complexe hospitalier jordanien, mettant le feu à plusieurs chambres.

Et s’ils ont vraiment besoin d’"informations", ils n’ont qu’à regarder les cartouches de grenades de 40mm qui tapissent le sable près des morceaux de cervelles et des dents.

Sur chacune d’entre elles il y a écrit "AMM LOT MA-92A170-024". C’est le code pour des cartouches tirées d’un M19 états-unien.

Et ici, à Falloujah, alors que les civils irakiens en colère parcourent les rues à la recherche d’une patrouille à caillasser après la prière du matin, il n’est pas difficile de reconstituer ce qui s’est passé. Qahtan Adnan Hamad, le chef de la police, formé et payé par les Etats-unien - qui a confirmé que 10 policiers avaient péri - a décrit comment la veille, peu après minuit, des hommes en armes dans une BMW avaient tiré sur les bureaux du maire de Fallujah.

Deux unités des forces de police formées et payées par les Etats-uniens, - de celles du nouveau district de la gendarmerie établi à Falloujah par les forces états-uniennes le mois dernier et de la police irakienne fraîchement constituée - partirent à leur poursuite.

Puisque les Etats-uniens ne veulent pas révéler la vérité, laissons Ahmed Mohamed, qui avait son jeune frère de 28 ans, Walid, parmi les policiers qui donnèrent la chasse, raconter son histoire.

"On nous avait dit que la BMW avait ouvert le feu sur les bureaux du maire à 00h30. La police partit à leur poursuite dans deux véhicules, un plateau Nissan et une voiture Honda, et ils se dirigèrent vers Bagdad sur la vieille route Kandar."

"Mais les Etats-uniens étaient là dans le noir à l’extérieur de l’hôpital jordanien pour prendre en embuscade les voitures. Ils ont laissé passé la BMV, puis ils ont tiré sur les voitures de police."

Un des policiers blessés du second véhicule raconta que les Etats-uniens avaient surgi soudainement sur la route sombre. "Quand ils nous ont interpellés, on s’est immédiatement arrêtés," a-t-il dit. "Nous avons essayé de leur dire que nous étions des policiers. Ils n’ont pas cessé de tirer."

Cette dernière phrase est vraie. J’ai trouvé des milliers de cartouches en cuivre sur les lieux, des tas, commes des feuilles d’automne brillant au soleil, avec ça et là les cartouches vertes des grenades. Il y avait plusieurs centaines de balles non-utilisées mais bien plus dérangeant était la preuve sur les murs de l’hôpital jordanien. Au moins une salve de 150 coups de chargeurs avait été tirée sur le mur et deux chambres avaient pris feu, les flammes noircissant l’extérieur du mur.

Et là encore, il y a un autre mystère que les Etats-uniens n’étaient pas pressés de résoudre hier. Plusieurs Irakiens ont affirmé qu’un docteur était mort et cinq infirmières blessées. Mais en m’approchant de l’hôpital, je me suis retrouvé face à trois hommes armés qui m’ont dit être jordaniens. Maintenant, pour rentrer dans les hôpitaux, il faut obtenir une autorisation des autorités d’occupation de Bagdad, ce qui est, si cela arrive, très rare.

Personne ne veut que des journalistes aillent rôder autour des lugubres morgues de l’Irak "libéré". Qui sait ce qu’ils pourraient y trouver ?

"Les docteurs sont à la prière, vous ne pouvez pas entrer," me dit un Jordanien en arme à l’entrée. Sur le toit de l’hôpital abimé, deux gardes armés et casqués nous regardent. Ils ressemblent beaucoup à des Jordaniens. Et leur hôpital est en face de la base de la 3ème division d’infanterie. Est-ce que les Jordaniens sont là pour les Etats-uniens ? ou est-ce que les Etats-uniens gardent l’hôpital Jordanien ? Quand j’ai demandé si les corps des policiers morts étaient là, l’homme en armes de l’entrée a juste haussé les épaules.

Alors que s’est-il passé ? Les Etats-uniens ont-ils abattu leurs propres policiers irakiens en pensant que c’étaient des terroristes - des pro-Saddam ou des al’Qaïda, selon leur foi dans président George Bush - et ensuite, quand leurs balles ont atteint l’hôpital, ont-ils été pris sous le feu des Jordaniens sur le toit ?

Dans n’importe quel autre pays, les Etats-uniens auraient avoué une partie de la vérité.

Mais tout ce dont ils ont accepté de parler hier, c’était de leurs propres pertes. Deux soldats US ont été tués, et sept autres blessés dans un raid sur la ville voisine de Ramadi quand les occupants d’une maison répondirent à leurs tirs.

Cela donne l’impression que les vies états-uniennes sont, bien sûr, infiniment plus importantes que celles des Irakiens. Et si les morceaux de cervelle et les dents au bord de la route de Falloujah avaient été états-uniens, tout celà aurait, bien sûr, été enlevé. Mais il y avait d’autres choses hier au bord de l’autoroute. Un morceau de tee-shirt de policier irakien tout déchiré et plein de sang, un garrot de fortune, de la gaze, et beaucoup, beaucoup de sang séché et noir.

La 3ème division d’infanterie est fatiguée, voilà l’histoire. Ils ont envahi l’Irak en mars et ne sont pas rentrés chez eux depuis. Leur moral est bas. En tout cas c’est ce qu’ils disent à Falloujah et Bagdad. Mais déjà le cancer de la rumeur a fait de ce massacre quelque chose de bien plus dangereux. Voici les mots d’Ahmed, dont le frère Sabah était l’un des policiers pris dans l’embuscade et emmené - vivant ou mort il ne sait pas - par les Etats-uniens, et qui a été examiner le sang et les cartouches hier. "Les Etats-uniens ont du quitter Falloujah après des combats où ils ont tué 16 manifestants en avril. Ils ont donc été forcé de mettre en place une police de Falloujah. Mais ils voulaient revenir à Falloujah, et ils ont préparé cette embuscade. Les tireurs en BMW étaient des Etats-uniens qui étaient supposés montrer que Falloujah n’était pas sûre, de façon à ce que les Etats-uniens puissent revenir. Nos policiers n’ont pas cessé de crier : nous sommes de la police, nous sommes de la police. Et les Etats-uniens ont continué de tirer."

J’ai essayé en vain d’expliquer que la dernière chose que veulent les Etats-uniens c’est revenir dans la ville musulmane sunnite et pro-Saddam de Falloujah. Ils ont déjà payé le "prix du sang" aux familles des Irakiens locaux tués sur leurs checkpoints. Ils devront aussi le payer au leader tribal dont les deux fils ont également été tués sur un checkpoint près de Falloujah jeudi soir. Mais pourquoi les Etats-uniens ont-ils tué autant de leurs propres policiers irakiens ? N’ont- ils pas entendu les appels radios des mourants ? pourquoi - et là les témoignages des gardes jordaniens et des proches des policiers sont les mêmes - les Etats-uniens ont-ils continué à tirer pendant une heure et demi ? Et pourquoi disent-ils n’avoir "pas d’informations" sur le massacre 18 heures après avoir mitraillé 10 de ces hommes dont le président Bush a le plus grand besoin s’il veut sortir son armée du piège mortel de l’Irak ? Robert Fisk

The Independent. Traduction bénévole de Mathieu Ros, Robert et Katja pour le rezo des Humains Associés