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Être à la fois américain et musulman : six millions de personnes en quête d’identité

Publie le mardi 5 septembre 2006 par Open-Publishing
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de Robert Fisk

CHICAGO - Un type aux yeux marrons et à la peau foncée s’approche de moi et commence à me parler avec un fort accent américain. Je me dis qu’il doit être iranien, peut-être pakistanais. D’où êtes-vous ? Lui demandais-je. "Austin, Texas", répond-il. Fisk s’est encore fait avoir ! Mais d’où êtes-vous originaire ? Demandais-je. "Je suis né à Newark, dans le New Jersey".

Fisk se racle la gorge. Mais d’où vient sa famille, à l’origine ? Je me surprends à jouer à l’agent des Renseignements Généraux qui établit le profil racial de son nouvel ami. Il me répond laconiquement : "Lahore". Alors, j’essaye de me rattraper en disant que Lahore est la seule ville merveilleuse du Pakistan. Il me sourit avec mépris.

Pendant tout le temps de cette conférence, je continue à reproduire les mêmes erreurs. Il faut savoir que cette conférence est la plus grande convention annuelle d’Américains musulmans, où se réunissent peut-être 32.000 d’entre eux, le temps d’un week-end consacré à discourir et à discuter de tous les sujets ; de l’addiction à la drogue au "nouveau" Proche-Orient sanglant de Condi Rice ; des prêts bancaires à taux zéro à l’utilisation de la torture par l’administration Bush ; et, oui (bien sûr), des effets secondaires sur les Musulmans des crimes contre l’humanité du 11 septembre 2001.

Moi : "Vous êtes de Jordanie ? De Denver, Colorado", me répond la jeune fille, née à San Diego. Sa famille ? Oui, de Jordanie. "Du Liban ?" Demandais-je à quelqu’un d’autre. "De Buffalo, dans l’Etat de New York". En fait, sa famille venait de Syrie.

Il me faut un moment pour réaliser que je joue le même jeu que tant d’Américains non-musulmans se sont mis à jouer après les détournements d’avions. Seulement quelques heures après le discours du Président Bush qu’il vient de prononcer devant la Légion Américaine à Salt Lake City [2], sur le mode paranoïaque, voici que je me retrouve en train de flairer les ennemis de la planète. Bush venait juste de soutenir que l’Amérique livre "le combat idéologique décisif du 21ème siècle". Tout de suite après, il a sauté sur les vieux arguments desséchés de l’apaisement, d’avant la 2ème Guerre Mondiale, en tambourinant comme Hitler.

Bizarrement, plus que les Musulmans nés en Amérique, ce sont les convertis à l’Islam qui sont les plus durs envers Bush. "Il veut la guerre perpétuelle", me glisse un jeune homme avec une barbe brune mais aux yeux d’un bleu très vif - oui, il vient du Vermont ! "Il dit des conneries et nous devons écouter ça et promettre d’être non-violents, sinon quelqu’un nous désignera du doigt". Ils sont tous d’accord sur le fait que l’élément le plus pernicieux de la dernière divagation de Bush est le cadeau qu’il a fait à Israël en intégrant Ehoud Olmert dans les rangs de sa "guerre contre la terreur". Ils font ainsi de façon plutôt spécifique le lien entre le massacre par Israël des civils libanais, en juillet et en août, et le propre programme obsessionnel de Bush, qui déclare que les combattants d’Irak et du Liban "forment les contours d’un seul mouvement : un réseau mondial de radicaux qui utilisent le terrorisme pour éliminer ceux qui se mettent en travers de leur idéologie totalitaire".

Je recherche la colère sur les visages de ces milliers de Musulmans, hommes d’affaires de Seattle, étudiants d’Harvard ou femmes au foyer de Miami. Elle est là, je le sais. Mais ainsi qu’un de mes amis arméniens me l’a fait remarquer dans l’après-midi, ils semblent contents. Et c’est vrai. Il y a plus d’expressions de sourire que d’expressions de mécontentement, plus de bébés dans des sacs à dos et des landaus que des affiches montrant la souffrance. En fait, il n’y a aucune affiche. Mais je pense connaître la vérité. Les Musulmans américains - 6 millions ? -, en tant que toutes petites minorités aux Etats-Unis, dans les bourgs et les villes, peuvent se sentir assiégés, ressentir de la méfiance à leur égard et même de la haine.

Cependant, au centre de la conversation, la plupart d’entre eux sont pleins d’assurance. Essentiellement Sunnites - les Chiites, qui pourraient bien, en fait, constituer la majorité des Musulmans aux Etats-Unis, n’ont actuellement pas les mêmes capacités d’organisation - ils ignorent avec insouciance les policiers de l’Etat de l’Illinois et les flics de la brigade anti-bombe de Chicago. Je les regarde butiner de stand en stand, pistolets se balançant à la hanche, inspectant occasionnellement les cartons de livres empilés contre les murs. Je me demande bien qui, dans leur esprit, pourrait poser une bombe contre les Musulmans de Chicago ?

Salam al-Marati - l’un des rares Musulmans vraiment né dans le monde arabe (à Qadamiyeh, dans la banlieue de Badgad), parmi tous ceux que j’y ai rencontré - est le directeur du Conseil des Affaires Publiques Musulmanes [ Muslim Public Affairs Council (MPAC)], un groupe de défense d’intérêts, à Los Angeles, qui préconise régulièrement aux Musulmans de travailler avec les autorités contre la violence. Mais ils voient d’autres dangers pour les Musulmans et d’autres cibles pour leur colère politique : les lobbyistes pro-israéliens qui insistent avec ostentation sur le fait que la vaste majorité des Musulmans américains sont pacifiques et obéissent aux lois mais qu’un "réseau de terreur islamique" existe à travers la nation.

Daniel Pipes[1] est leur bête noire, comme l’est Steven Emerson, un journaliste indépendant qui pond article sur article sur le "Djihad américain", pour des journaux aussi imposants que le Wall Street Journal, qui, soit dit en passant, à l’instar du Jerusalem Post, sont de plus en plus lus. Emerson et son travail sont pris à partie par al-Marati et ses collègues dans une brochure qui circule largement et qui s’intitule "Counterproductive Terrorism : How Anti-Islamic Rhetoric is Impeding America’s Homeland Security" [Le terrorisme contre-productif : Comment la rhétorique anti-islamique entrave la sécurité intérieure de l’Amérique].

"Les représentants des groupes de pression pro-israéliens continuent d’intimider et de marginaliser tous ceux qui critiquent la politique israélienne, en soutenant que leurs propos sont favorables au terrorisme", dit al-Marati, dans un mélange de colère et de lassitude. "C’est au détriment de l’Amérique, au détriment du contre-terrorisme".

Maher Hathout, originaire de la banlieue du Caire de Qasr el-Aini et qui est conseiller au MPAC, est lui, au contraire, vraiment en colère. "Nous sommes ce groupe d’Américains qui ne se laisse pas intimider", dit-il. "Allez sur les campus et vous verrez que les étudiants musulmans sont les seuls à ne pas mâcher leurs mots ! Ils demandent - nous demandons - comment faire pour que l’Américain moyen, qui connaît la vérité sur le Proche-Orient, ait les tripes pour en parler. Notre boulot consiste à dire : ’Honte à vous ! Vous critiquez votre président, mais lorsque vous critiquez Israël vous chuchotez’. Qu’est-il arrivé à la patrie des braves ?"

Le MPAC - qui opère depuis Chicago sous les auspices de la Société Islamique d’Amérique du Nord, pro-saoudienne, et qui est distincte - a produit une brochure qui s’appelle Grassroots Campaign to Fight Terrorism [Une Campagne Populaire pour Combattre le Terrorisme], qui cite le Coran ("Quiconque a tué un être humain... cela sera comme s’il avait tué l’humanité tout entière") et conseille à ses supporters que "c’est notre devoir en tant que Musulmans américains de protéger notre pays et de contribuer à son amélioration".

"Mais qu’en est-il de l’identité américano-musulmane ?" Demande al-Marati. "Nos valeurs religieuses ne sont pas incompatibles avec nos valeurs américaines. Il n’y a aucune dissonance entre les principes fondateurs de l’Amérique et les valeurs de l’Islam. À moins d’avoir cette identité, nous nous retrouverons piégés. Nous finirons par créer des ghettos musulmans en Amérique".

Cependant, parfois, ces hommes et ces femmes me font penser à rien de moins que les membres les plus ardents du lobby israélien - ou arménien ? Ils sont éloquents, juste un petit peu trop éloquents, passionnés et je me demande si un jour ils ne finiront pas par prendre des libertés avec les faits.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

publié dans The Independent, le 3 septembre 2006,

article original : "American and Muslim : six million people in search of an identity->http://news.independent.co.uk/world/fisk/article1325459.ece] "

http://questionscritiques.free.fr/e...

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