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Les sénateurs veulent restreindre la liberté de la presse

Publie le lundi 10 novembre 2003 par Open-Publishing

Un article de la loi Perben sur la criminalité adopté par le Sénat
défendrait aux médias d’informer de l’ouverture d’une procédure pénale. La
loi sera examinée par l’Assemblée à partir du 26 novembre.
Le projet de loi Perben sur la criminalité, adopté par le Sénat le 8
octobre, et examiné par l’Assemblée nationale à partir du 26 novembre, fait
peser de lourdes menaces sur la liberté de la presse par le biais
d’amendements ajoutés par quelques sénateurs.

Tout d’abord, à la suite d’un amendement proposé par François Zocchetto,
sénateur centriste de la Mayenne, rapporteur de la commission des lois, un
nouvel article 16 ter a été ajouté à cette loi. Il stipule que la
diffamation "est punie de 45 000 euros d’amende lorsqu’elle est accompagnée
d’une référence relative à une constitution de partie civile portant sur les
faits objets des allégations ou imputations diffamatoires et sur lesquels
aucune décision judiciaire n’est encore intervenue". Pour résumer, les
journalistes ne pourraient plus informer leurs lecteurs de l’ouverture d’une
procédure pénale. "Cela revient à interdire toute information relative à
l’existence d’une constitution de partie civile", souligne Marie-Christine
de Percin, avocate et vice-présidente de l’association Presse Liberté.

Ce nouvel article constituerait, s’il était adopté par l’Assemblée
nationale, "une atteinte inouïe à la liberté de la presse, instituant une
amende de 45 000 euros, du jamais-vu en cette matière", affirme Mme de
Percin. Ce texte comporte une "sanction lourde contre la presse
d’investigation, votée sans le moindre débat", abonde Alain Genestar,
directeur général de la rédaction de Paris Match, dans un article intitulé
"Sénateurs et censeurs" paru dans l’hebdomadaire jeudi 6 novembre.

"Il appartient désormais aux députés de corriger la copie des sénateurs",
prévient M. Genestar. "Ce n’est pas le quidam que les sénateurs veulent
protéger, renchérit un avocat. Les parlementaires essaient tout simplement
de protéger leurs semblables".

Au-delà, cet amendement va à l’encontre de la jurisprudence européenne et
des recommandations de la Cour de cassation. En effet, dans un arrêt du 3
octobre 2000, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), chargée de
veiller au respect de la convention européenne des droits de l’homme de
1950, a dénoncé l’interdiction de faire référence à une plainte avec
constitution de partie civile déposée contre des particuliers et a condamné
la France pour "violation du droit à la liberté d’expression". Albert du
Roy, ancien directeur de la rédaction de L’Evénement du jeudi, et le
journaliste Guillaume Malaurie, avaient été condamnés par la justice
française parce qu’ils avaient rendu publique l’existence d’une plainte avec
constitution de partie civile visant Michel Gagneux, ancien président de la
Sonacotra. La justice s’était notamment appuyée sur la loi du 2 juillet
1931, qui interdit de publier avant décision judiciaire toute information
relative à des constitutions de partie civile. La Cour européenne a
considéré que la condamnation par les autorités judiciaires françaises était
disproportionnée "compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à
assurer et maintenir la liberté de la presse". Cette condamnation était en
outre incompati-ble avec la liberté d’expression définie par la Convention
européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a ensuite demandé
dans son rapport annuel l’abrogation de cette disposition légale de la loi
de 1931.

"Rien ne légitime d’interdire à la presse, sous peine de condamnation pénale
et financière exorbitante, d’informer le public du dépôt d’une plainte
contre une personne dénommée", explique un avocat, qui rappelle en outre
qu’il existe déjà de nombreuses dispositions législatives qui sanctionnent
les atteintes à la présomption d’innocence.

Autre amendement adopté par le Sénat, celui présenté par le sénateur
centriste Pierre Fauchon, qui supprime les restrictions à la responsabilité
pénale des personnes morales. Ce qui signifie qu’une entreprise de presse
elle-même peut être condamnée, alors que jusqu’alors seul le directeur de
publication l’était, précise La Correspondance de la presse de jeudi.

"SANS AUCUNE CONSULTATION"

Enfin, autre mesure qui restreint la liberté de la presse, le délai de
prescription est porté de trois mois à un an. Le garde des sceaux, Dominique
Perben, avait lors du débat au Sénat exprimé ses réserves sur ce point,
indiquant ne pas souhaiter "que l’on intervienne de manière précipitée sur
la loi relative à la liberté de la presse".

Le Syndicat de la presse magazine et d’information (SPMI) s’est lui aussi
opposé jeudi à ce vote du Sénat : "Ils remettent en cause gravement les
équilibres existant en matière de responsabilité de la presse". Le SPMI
reproche en outre à la Haute Assemblée d’avoir agi "sans aucune consultation
des professions concernées".

Reste à savoir si l’Assemblée nationale va confirmer ce texte. Au cours du
débat au Sénat, le sénateur (PS) Robert Badinter avait déclaré : "Toute
restriction à la liberté de la presse doit être extrêmement pesée."

Pascale Santi
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