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Italie : si Turati pouvait voir...

Publie le lundi 2 octobre 2006 par Open-Publishing

de Piero Sansonetti traduit de l’italien par karl&rosa

Si vous lisez les grands journaux italiens, vous allez vous en convaincre : l’Italie est au bord du communisme. Les réformistes ont cédé d’un coup, la gauche radicale fait la loi et s’affirme ainsi ce principe de "vendetta sociale" - ou, au moins, comme le disent les plus modérés, de "revanche sociale" - qui est exactement le contraire du réformisme et va mener le pays à sa perte parce qu’il arrêtera le développement et la production de la richesse.

C’est Berlusconi qui dit cela ? Pas seulement lui, le dient aussi les commentateurs du "Corriere della Sera" et de "La Stampa" (mais aussi de "Repubblica" et, évidemment, de tous les quotidiens de droite), des intellectuels prestigieux et sérieux, même de centre-gauche, par exemple un analyste de l’économie italienne sérieux et sophistiqué comme Mario Deaglio. C’est précisément lui qui se sert de cette formulation nuancée ("revanche sociale") pour corriger à peine la "vendetta sociale", plus crue, dénoncée par Berlusconi.

En quoi consiste-t-elle cette revanche ou vendetta ? Elle consiste dans l’idée - qui, en effet, a été proposée sotto voce par la gauche - de prévoir quelques modestes mécanismes de redistribution de la richesse - en se servant de l’instrument fiscal - après 15 ans ayant vu un déplacement massif d’argent des salaires aux profits et aux rentes. Voulez-vous des chiffres ?

Pendant les vingt dernières années les salaires, qui consituaient 60% de la richesse nationale au début des années 80, en sont aujourd’hui à peine plus de 40%. Les profits et les rentes, qui étaient 40% environ, sont maintenant a peu près 60%.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les profits et les rentes ont dévoré, plus ou moins, la moitié de la totalité des salaires. Une énormité, un déplacement gigantesque, un bouleversement des équilibres sociaux. Maintenant la gauche a proposé une petite - minuscule - correction fiscale (toute interne à l’idée libérale, pas communiste, de la progressivité de la ponction fiscale, à savoir d’une proportionnalité entre la richesse et les taxes à payer) et la correction consiste en ceci : ceux qui gagnent plus de 70.000 euros par an - et qui ne crèvent donc pas de faim - devront payer (seulement sur les euros excédant les 70.000) une taxe plus élevée (10%) par rapport à celle que payent ceux qui gagnent 30.000 ou 40.000 euros.

Quelles seront les conséquences ? Que ceux qui gagnent 80.000 euros devront payer, tous les mois, une trentaine d’euros de taxes de plus, ceux qui en gagnent 90.000 environ 60 euros de taxes de plus, ceux qui gagnent plus de 150.000 euros par an devront payer 100 euros de plus. Est-ce que, selon vous, un monsieur qui gagne 150.000 euros par an s’en aperçoit de ces 100 euros de taxes supplémentaires par mois ?

Rifondazione comunista a collé aux murs une affiche très drôle, me semble-t-il, qui dit : « que les riches pleurent eux aussi ». Qu’ils pleurent : conjonctif « exhortatif ». Mais moi, franchement, je crois que personne ne va pleurer à cause de ces 100 euros...

Hier, la police des finances a découvert, dans la province de Foggia, une organisation criminelle exploitant des immigrés clandestins qui travaillent dix heures par jour à la cueillette des tomates pour un salaire brut de plus ou moins 500 euros par mois. Cherchez bien la nouvelle sur les journaux d’aujourd’hui, vous la trouverez quelque part, sans de grands accents indignés, parce que les chances d’indignation ont été déjà épuisées dans les 10 ou 15 pages précédentes pour dénoncer cette prétention absurde du gouvernement de « punir » les riches par la saignée de 50 ou 100 euros (et il paraît qu’ils vont même introduire une taxe odieuse sur les SUV...).

La meilleure, c’est que toute cette indignation est soutenue par une considération politique : on prend acte de la reddition des réformistes. Les journaux disent que les réformistes ont agité le drapeau blanc face aux radicaux et ont renoncé à la politique de rigueur qui, au contraire, devrait les caractériser. Mais une politique de rigueur qu’est-ce que c’est ? C’est facile à expliquer : c’est une politique qui, plutôt que d’emprunter la « voie facile » de prendre l’argent aux riches, choisit la voie courageuse de réduire l’Etat social et de dégrader les conditions de vie des pauvres. Voila la rigueur, voila le véritable réformisme. Deaglio le dit lui aussi. Que les ouvriers ne cultivent pas l’illusion de pouvoir continuer à jouir de leurs privilèges (ce n’est pas une plaisanterie : c’est vraiment ce qu’il dit...). Je pense que si un type comme Turati (vous souvenez-vous de Turati, sa très longue barbe et son haut de forme, le père du réformisme italien ?) entendait qu’aujourd’hui les vrais réformistes sont ceux qui veulent démanteler l’Etat social, il succomberait à une syncope, le pauvre, et mourrait une deuxième fois.

Je me demande : où est-il écrit que renforcer plutôt que démanteler l’Etat social et redistribuer (très modestement, d’ailleurs) les richesses, éventuellement en réduisant un peu la pauvreté, enterre le développement ? Aux années 30 ce ne fut pas Staline mais un président américain, un certain Franklin Roosevelt, qui décida - face à la dépression et à la récession - de donner une puissante impulsion à la solidarité sociale et de tenter des politiques de redistribution. Ce n’était pas un élève de Bertinotti ou de Giordano et il n’avait pas Ferrero parmi ses ministres.

http://www.liberazione.it/commento.asp?tutto=1