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Les Chantiers de l’Atlantique et les "Montages exotiques"

Publie le dimanche 19 novembre 2006 par Open-Publishing
2 commentaires

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de François Ruffin

Imagine-t-on une société informatique à Paris, ou de pneumatiques en Picardie, dont le directeur et le sous-directeur seraient français, et travaillant selon les conventions françaises (horaires, salaires, congés...), tandis que le reste du personnel, des Indiens, des Afghans, des Bulgares, exercerait selon les normes indiennes, afghanes, bulgares ?

Ce fonctionnement, pourtant, avec le registre international français, députés et sénateurs viennent de le légaliser pour les navires, dans une relative indifférence. A tort : "C’est une directive Bolkestein à l’échelle mondiale, résume Philippe Mühlstein, membre du conseil scientifique d’Attac. Avec le recours aux pavillons de complaisance, aux paradis fiscaux, aux marchands d’hommes, la libéralisation a trente années d’avance sur les océans. Mais les syndicats, dans tous les secteurs, auraient intérêt à suivre ce qui se passe dans ce domaine..."

D’autant plus que ce premier exemple d’un marché du travail mondialisé, où la main-d’œuvre s’achète et se vend sans règles fortes, sans autre loi que celle de l’offre et de la demande, ce modèle asocial donc, venu du large, touche déjà nos rivages et pourrait bien gagner nos terres.

Les Chantiers de l’Atlantique, d’abord. Par un courrier en date du 25 octobre 2001, Alstom recommandait à ses « coréalisateurs » de recourir à un « montage exotique » : « Comme vous le savez, notre politique de réduction des coûts nous pousse en permanence à trouver des axes de progrès. Un de ces axes se nomme “Montage exotique”, c’est-à-dire apport de main-d’œuvre en provenance de pays à faible coût. Nous avons identifié quelques pays - Maroc, Ukraine, Portugal, Emirats arabes, etc. - qui ont la possibilité de fournir une main-d’œuvre qualifiée. »

Dès lors, par le biais de sous-traitances en cascade, afflueront des ouvriers croates, roumains, polonais, indiens, etc., avec, pour certains, « dormant à même le sol », « 55 heures de travail par semaine », tandis que d’autres, « aux passeports confisqués », se voient retenir « 450 à 500 euros » sur leur smic théorique pour un « salaire réel de 300 euros par mois » : « De façon générale sur le site, témoigne M. André Fadda, syndicaliste CGT, les salariés étrangers ont effectué entre 240 et 250 heures par mois et ont été payés environ 1 000 euros. Ce sont des conditions salariales sans rapport avec les conventions collectives (1). » Les insoumis grévistes étant, bien sûr, rapatriés d’urgence...

Pourquoi l’Etat a-t-il accepté ce territoire de non-droit social ? Parce qu’il s’agit de Saint-Nazaire et du Queen-Mary 2, sans doute : comme si la déréglementation, officialisée en mer, pouvait bien mouiller ou s’ancrer sur nos côtes.

Tous les ports, maintenant. Tout à son ardeur d’« une compétitivité à accroître », et malgré le rejet du Parlement européen, la Commission de Bruxelles estime avoir « le droit et même le devoir d’examiner toutes les possibilités pour progresser dans l’ouverture du marché de la prestation de services portuaires ». A cette fin, elle envisage, outre une « libéralisation » (comme c’est original...) du « remorquage » et de l’« amarrage », l’autorisation de l’« auto-assistance (2) ».

Que signifie ce concept ? La possibilité pour un armateur, pour une entreprise de charger et décharger sa marchandise, de l’entreposer dans un terminal, de la préparer éventuellement pour l’expédition, sans recourir aux dockers (déjà sous contrat privé, pourtant). Autant de tâches que pourrait remplir, désormais, le « personnel navigant régulier », et donc philippin, chinois, malgache, sous les conditions sociales du pays d’origine, philippines, chinoises, malgaches. Cette forme de « délocalisation sur place », l’admettrait-on, là encore, avec la même discrétion, s’il s’agissait non plus de dockers au Havre, mais de plombiers indonésiens ou birmans en Auvergne ?

S’accommoder de ces zones grises comporte un risque. Voire une certitude : « C’est mécanique, dissèque M. François Lille, économiste au Conservatoire national des arts et métiers. Au premier stade, on utilise des espaces hors loi, les pavillons de complaisance ou des zones franches ; on laisse s’instaurer des pratiques, le marchandage, la défiscalisation. Deuxièmement, ces pratiques, suffisamment généralisées, deviennent une norme économique : quand les armateurs affirment qu’ils ne peuvent plus travailler que de cette manière, eu égard à la concurrence, à ce moment-là c’est devenu vrai. Et dans un troisième temps, on introduit ces normes économiques dans la législation nationale, ce qui permettra ensuite de les étendre à d’autres secteurs. »

(1) « Immigrés mode d’emploi », Plein droit, n° 61, Paris, juin 2004. Un entretien, remarquable, publié sur le site du Gisti.

(2) Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne, du 13 octobre 2004. De retour devant la Commission, le texte a motivé une grève suivie dans tous les ports européens : Marseille, Lisbonne, Amsterdam, etc.

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/11/RUFFIN/12888

Messages

  • Je réagis à votre article qui commence par « Imagine-t-on une société informatique à Paris… » : Mais mon pauvre ami, il n’y a pas besoin de l’imaginer !
    L’externalisation des développements informatiques en Inde, en Roumanie ou dans d’autres pays est une réalité qui n’est déjà plus confidentielle.
    Des sociétés de services françaises n’ont d’ailleurs pas manqué de faire bénéficier leurs clients français de cet « axe de progrès » pour leur offre de matière grise dans ou en dehors du seul secteur informatique. Par exemple, pour en rester à nos chers chantiers de l’Atlantique, cherchez donc où est pensée en partie l’architecture intérieure des futurs paquebots ?
    Nul besoin de zone grise dans ce cas : Internet et un clic de souris permettent à l’ingénieur roumain transférer le fruit de son travail tout droit issu de son logiciel de CAO en Roumanie.
    C’était juste une parenthèse en réaction à votre introduction. Pour moi, ceci ne diminue pas l’intérêt et la gravité des informations contenues dans votre article. Merci.

    • françois sera à Ivry sur le thème de la BANLIEUE
       Media alternatifs-

      jeudi 23 novembre 2006
      20h30 - A la salle Saint-Just 30 rue Saint-Just, Ivry-sur-Seine, metro Mairie d Ivry - débat banlieue avec F Ruffin du journal fakir

      Les Alternatifs Paris Sud et les Jeunes alternatifs vous invitent a un debat avec François Ruffin, journaliste a Fakir et a La-bas si j y suis autour de son livre Quartier Nord.

      A la salle Saint-Just, le 23 novembre a 20h30, 30 rue Saint-Just, Ivry-sur-Seine, metro Mairie d Ivry.