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Le goût mélancolique du pluralisme : avec Bellaciao et Roberto Ferrario

Publie le jeudi 23 novembre 2006 par Open-Publishing

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de Philippe Corcuff Universitaire, membre du Conseil Scientifique d’Attac, co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon

"La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la "justice", mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la "liberté" devient un privilège." Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918.

La logique capitaliste de concentration des médias menace inexorablement le pluralisme d’analyses et d’opinions. Le libéralisme politique philosophiquement attaché, dans le sillage de John Locke et de Montesquieu, au double déploiement de la liberté d’expression et de contre-pouvoirs apparaît aujourd’hui menacé par le néolibéralisme économique, axé quant à lui sur la toute-puissance du marché.

Les idéologues libéraux, alors que le totalitarisme stalinien était encore vivace, semblaient avoir enraciné l’idée d’un lien nécessaire entre libéralisme politique et libéralisme économique. Des exemples comme le coup d’Etat chilien de 1973, en associant politiques économiques néolibérales et dictature militaire, nous informaient déjà de l’entourloupe. Aujourd’hui, dans nos "démocraties de marché », le décrochage entre pluralisme et marché est moins brutal, plus lent, mais fait progressivement son chemin sous l’apparence « technique » de « contraintes économiques" inéluctables. Heureusement, des mobilisations citoyennes peuvent parfois enrayer le processus (c’est le cas du beau sauvetage de Politis par ses lecteurs), des journalistes résister (comme ceux de l’hebdomadaire Lyon Capitale, entre décembre 2005 et mars 2006 : voir http://presse.libre.free.fr ), mais on est bien conduit à constater une dégradation globale.

Sur internet, de nouveaux espaces tentent alors de faire vivre les différences contre le poids de la « pensée unique » néolibérale. Bellaciao a su jouer, dans ce contexte, un des rôles les plus actifs, en relayant mobilisations sociales, expériences alternatives, pensées critiques. Certes, l’équipe du site, comme tout collectif éditorial, a des préférences, des sympathies et des antipathies. Mais dans les limites qu’elle s’est choisie, elle a su développer un espace pluraliste et contradictoire, antidote à toute tentation d’une anti-« pensée unique » unique. Pour ma part, j’ai pu tout aussi bien exprimer sur le site mes convergences critiques avec l’équipe vis-à-vis des thèses d’Antonio Negri que mes désaccords quant aux analyses des médias formulées par Noam Chomsky. Certains lecteurs du site auraient souhaité que je ne puisse pas exprimer les seconds, d’autres encore que je ne puisse plus exprimer du tout les « mauvaises pensées » (« pas dans la ligne ») de l’être « monstrueux », « vendu à tout », que je suis supposé être. Robert Ferrario et ses amis ont tenu bon. Contre les petits procureurs d’internet, adeptes de l’insulte ad hominem et des procès diabolisants, ils ont maintenu le cap de la diversité. Contre ceux qui voudraient voir réduite la critique sociale à la répétition continue de vulgates manichéennes, ils offrent aux citoyens critiques une polyphonie d’hétérodoxies. Car, comme l’énonçait Rosa Luxemburg en 1918 dans sa prison allemande, contre les mesures autoritaires de ses camarades russes Lénine et Trotsky, la possibilité du « penser autrement » est sociologiquement nécessaire pour que nos opinions individuelles ne s’ankylosent pas et que nos rêves collectifs ne se bureaucratisent pas.

Aujourd’hui, Roberto Ferrario est mis en examen et Bellaciao est mis en danger, à la demande des Chantiers Navals de Saint-Nazaire, parce qu’ils ont relayé une critique syndicale légitime, dont les délicates oreilles patronales n’ont pas apprécié les termes abrupts. L’outil pluraliste que représente Bellaciao pourrait ainsi disparaître. Le néolibéralisme économique s’attaque sans vergogne aux acquis du libéralisme politique. Le parti de l’Argent admet de moins en moins que l’on puisse penser autrement. On ne doit pas l’accepter : d’abord les altermondialistes et les sympathisants des gauches radicales, qui verraient leurs possibilités d’expression restreintes un peu plus, mais aussi tout ceux à gauche et même...à droite qui demeurent attachés à des principes qu’ils ne voudraient pas voir noyer dans le marché.

Un monde davantage pluriel est à inventer, contre le bulldozer du profit et sa tendance à homogénéiser nos sociétés, sous les apparences trompeuses d’une diversité simplement commerciale. Face aux reculs du présent, nous avons le goût mélancolique du pluralisme, mais une mélancolie ouverte sur la possibilité d’un avenir différent. Cela passe d’abord par la résistance.