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Madame Royal et la reconquête de l’électorat populaire

Publie le vendredi 24 novembre 2006 par Open-Publishing
2 commentaires

Présidentielle 2007

« Le parti qui a désigné Royal est un parti largement décroché de la société »

Pour Emmanuel Todd, démographe et sociologue, l’étude du vote des militants PS lors de la primaire ne donne aucun signal d’une reconquête de l’électorat populaire.

Par Eric AESCHIMANN

Défricheur de la lutte contre la « fracture sociale » à l’aube des années 90, Emmanuel Todd juge que Ségolène Royal séduit « une France paisible et semi-rurale », mais pas les classes populaires.

Etes-vous surpris par la désignation de Ségolène Royal ?

Non. Dans l’univers politique, encore plus que dans l’univers social, il y a des lois de symétrie, et il aurait été étonnant que, au moment où le grand parti de droite abandonne le gaullisme pour le sarkozysme, le PS, son double à gauche, garde sa forme traditionnelle ­ que la tradition ait été sociale-démocrate avec Dominique Strauss-Kahn ou socialiste avec Laurent Fabius. Le résultat est cohérent avec l’univers mental défini par la couverture de Paris-Match du printemps 2005, où l’on voyait Nicolas Sarkozy et François Hollande poser ensemble.

Le scrutin a été analysé comme l’amorce de la reconquête de l’électorat populaire par le PS.

Il y a quelque chose d’un peu irréel dans le ton d’évidence avec lequel cette conclusion a été tirée. Le divorce du PS d’avec les catégories populaires est un phénomène progressif et de très longue durée, qui commence au milieu des années 60 et qui est arrivé à son stade terminal le 21 avril 2002. La carte du vote Jospin ce jour-là (voir ci-dessous) montre que le taux de survie du Parti socialiste a été plus élevé dans les régions les moins ouvrières et les moins industrielles de l’ouest et du sud-ouest de la France. Il serait historiquement et sociologiquement surprenant qu’une tendance aussi ancienne s’inverse en quelques mois.

Tout de même, Royal ne vient-elle pas de faire la preuve de la profondeur de son implantation ?

Le PS vote, et les commentateurs en parlent comme si c’était un scrutin au suffrage universel. Or il n’y a pas de rapport mécanique entre les deux. Le Parti socialiste est une organisation à l’intérieur de laquelle, jusqu’à l’arrivée des nouveaux adhérents par Internet, 40 % des adhérents étaient des élus, et une proportion considérable des employés municipaux, départementaux ou régionaux. En fait, pour les trois quarts des votants de jeudi dernier, la première préoccupation n’était pas de refléter les tendances profondes de la société, mais d’assurer la victoire électorale de leur employeur en obéissant aux injonctions des instituts de sondage qui leur ont promis la victoire inéluctable de Ségolène Royal. D’autant que les nouveaux adhérents viennent souvent des classes supérieures ­ tendance bobo ou non ­ et reflètent faiblement la réalité sociologique du pays.

C’est donc un parti largement décroché de la société qui a désigné Ségolène Royal, et la signification des résultats département par département est dès lors limitée. Néanmoins, si l’on met de côté les jeux d’appareils propres à chaque fédération, on voit que, comme Jospin en 2002, le vote Royal est surreprésenté dans ce que j’appelle la France paisible : une France semi-rurale, où les vieilles industries sont absentes et qui ne compte pas beaucoup d’immigrés (voir ci-dessous). N’oublions pas que Ségolène Royal est, comme Jean-Pierre Raffarin, l’élue de la région Poitou-Charentes, qui n’est certainement pas la région où les problèmes de la société française se posent avec le plus d’acuité.

N’y a-t-il donc aucun enseignement à tirer de ce vote sur le jugement que portent les classes populaires sur Ségolène Royal ?

Pour moi qui fais de la cartographie électorale depuis 1981, mon principal étonnement est de voir dans la carte du vote Fabius (voir ci-dessous) des « traces » de ce que vit réellement la société française. Les départements où l’ancien Premier ministre obtient plus de 20 % des voix ­ une bande allant de la Normandie à l’Alsace en passant par la Somme, les Ardennes et la Lorraine, ainsi qu’une flaque autour de l’Auvergne et du Limousin ­ regroupent une France d’industries anciennes frappées par la globalisation, une France dépourvue de grandes villes universitaires, une France où la question du Smic a un sens et où le blocage des salaires mène au surendettement, une France qui échappe à la « pesée culturelle » des dominants de la société. Dans ces régions, le système conciliaire socialiste semble être resté perméable à l’influence du monde populaire et à ses difficultés économiques. Je suis d’autant plus surpris que, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, j’avais été très sceptique sur la capacité de Fabius à devenir le représentant des milieux populaires.

Ségolène Royal peut-elle malgré tout finir par attirer vers elle l’électorat populaire ?

Le vote du 21 avril 2002, le non à la Constitution européenne, les émeutes ou les manifestations contre le CPE, montrent que seul un projet économique se saisissant du libre-échange, des délocalisations, du niveau des salaires, pourra lui permettre d’aller vers cet électorat. Mais je ne vois rien de tel dans son image ou dans ses discours. La décentralisation parle à un parti d’élus ou d’employés municipaux. Le débat sur la carte scolaire exprime surtout l’inquiétude des classes moyennes face au risque de déplacement de leurs enfants. Le féminisme satisfait les classes supérieures, qui conçoivent le couple comme l’union de deux individus libres sans enjeu économique réel. Mais, dans les milieux populaires, le couple mélange inextricablement choix sentimentaux et survie économique, et il est possible que la thématique, sans déclencher d’hostilité, soit perçue comme dénuée de pertinence politique. En réalité, qui veut fuir la réalité économique en activant les valeurs sociétales, la sécurité et les questions d’identité, finit toujours, s’il veut être efficace, par désigner un bouc émissaire ­ c’est-à-dire par renforcer Jean-Marie Le Pen.

Ainsi la gauche serait vouée une nouvelle fois à échouer ?

On ne peut exclure que, tirant les leçons de sa désignation, Ségolène Royal comprenne le phénomène de résistance que traduit le vote Fabius et adopte un programme en conséquence. Qu’elle accepte, en somme, le non-sens de sa victoire. Au fond, toute la question est de savoir si elle saura s’émanciper de ceux qui l’ont faite reine.

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Messages

  • On est sensible à l’analyse d’Emmanuel Todd qui traduit une réalité autrement plus crédible que celle qui nous est depuis plusieurs mois assénée par la plupart des médias.
    Nul doute que l’état-major de Madame Royal aura fait cette même analyse avant même d’engager l’offensive et que la nature de sa campagne en découle directement. Les « communicateurs » de l’équipe Royal ont précisément conçu leur méthode à partir de cette constatation : un PS en pleine régression et dont l’audience nationale n’a plus aucune chance de provoquer la dynamique nécessaire à l’élection de son candidat. La posture de Madame Royal, qui vient encore d’accentuer son indépendance à l’égard du parti qui l’a désignée, témoigne évidemment de cette lucidité. Son discours s’appuiera donc non pas sur les besoins des couches les plus atteintes par l’état actuel du pays mais bien sur les « flashes », sur les « trouvailles élucubratives », les attentes des « supporters » venus en masse gonfler les effectifs du PS. Or ces supporters sont parfaitement représentatifs de cette couche de la société qui « a besoin de rêve » et n’aspire guère qu’à une modification des images qui accompagnent son quotidien. Madame Royal constitue le traitement idéal de leur morosité ambiante. Ceux qui, en revanche, n’ont que faire du rêve et ne veulent que sortir du cauchemar, ceux-là restent hors zone de chalandise pour Madame Royal, au-delà du champ de perception du PS. Que feront-ils au premier tour ? Que ne feront-ils pas au second ?

    Muncerus

  • Passionnant, les analyses portant sur les bases sociales des différentes tendances politiques sont extrêmement rares, et pourtant très éclairantes.
    Ou serait ce parce qu’elles nous sortent de l’habituelle poudre aux yeux que nos journaux favoris les utilisent si peu ?
    Par contre, le lien ne fonctionne pas, dommage.
    MC