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Un matin de janvier à Berlin...

Publie le jeudi 15 janvier 2004 par Open-Publishing

Un matin de janvier à Berlin...

Pour l’anniversaire de l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht une
grande foule envahit le mausolée de la révolutionnaire juive-polonaise, en le
remplissant d’oeillets rouges, d’émotions et de politique

Berlin
Notre histoire - et notre présent aussi, heureusement - est richissime de manifestations
et de célébrations. Mais celle qui a lieu à Berlin, chaque année, le deuxième
dimanche du mois de janvier, pour rappeler l’assassinat de Rosa Luxemburg et
de Karl Liebknecht, est tout à fait particulière : c’est quelque chose d’unique,
sans égal nulle part en Europe. Nous essayerons de vous la raconter, cette matinée
que Berlin a vécu dimanche 11 janvier, en ayant conscience qu’il est vraiment
difficile, par l’écrit, de représenter ce climat, cette émotion collective, cet évènement.

Au moins cent mille personnes qui, comme un fleuve ininterrompu, sont arrivées,
ont déposé un œillet ou une fleur rouge, se sont recueillies quelques minutes
et se sont éparpillées ensuite dans l’allée contournant le cimetière, pleine
de stands politiques, de drapeaux, d’orchestres et de fanfares. Un peuple qui
a défilé, cinq heures durant, avec les plus diverses modalités de participation - en
cortège, en groupe, en délégation, par familles, individuellement, par tronçons
politiques, par partis, syndicats, mouvements, associations, ethnies, orchestres.
Il y avait absolument tout le monde - avec tous les drapeaux, d’Enver Hoxa aux
symboles anarchistes. Tous unis dans le souvenir de Rosa Luxemburg, "une juive
polonaise" comme écrivit Bertholt Brecht, "qui s’est battue pour les travailleurs
allemands".

Un lieu, une histoire
Le lieu, avant tout, et son histoire. Dans le grand cimetière de la ville de
Berlin qui se nomme "Cimetière des socialistes" : y sont enterrés les dirigeants
du mouvement ouvrier allemand, les communistes, les socialistes, les combattants
du bataillon Thälmann dans la guerre d’Espagne. Dans le terrain central se dresse
un grand bloc de pierre, presque un ancien menhir, entouré par une platebande
de tombes. Deux d’entre elles sont en réalité des cénotaphes : il s’agit de celles
où sont écrits les noms de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, assassinés le
15 janvier 1919 par un soldat des "corps francs", tandis que la révolution allemande
faisait ses dernières tentatives désespérées.

Leurs corps n’y sont pas - ils
avaient été enterrés, quelques années après leur mort, dans un monument funéraire
splendide bâti par Mies van der Rohe, un des plus grands architectes du XX siècle.
Mais les nazis, à peine arrivés au pouvoir, en 1933, firent sauter le monument :
il n’en reste même pas un fragment, selon un destin commun à tant d’édifices
et de structures berlinoises, chargés d’histoire. Après la guerre, le gouvernement
de la Ddr et la Sed décidèrent de dédier aux deux grands révolutionnaires allemands - qui
fondèrent en 1918 le Parti communiste allemand - ces cénotaphes du "Friedenhof
der Sozialisten".

La cérémonie de janvier commença à partir des années 50, comme rite d’Etat plus
ou moins obligatoire, nous raconte un dirigeant du Pds. Un récit qui semble vraiment
une métaphore : "Pendant les années du socialisme réel, cet anniversaire était
célébré en effet de façon très solennelle : les dirigeants du Parti se rangeaient
devant le monument, avec tous les symboles nécessaires. C’était un groupe si
dense qu’ils prenaient quasiment tout l’espace : devant eux, il y avait un tas
de gens qui étaient contraints de s’arrêter : ils ne pouvaient pas franchir la
couche épaisse des dirigeants et donc restaient immobiles tout le temps, bloqués
par le froid...".

Après 1989, les célébrations ont continué, à l’initiative du Pds, mais avec des
caractères tout à fait différents : c’est devenu un rendez-vous de tout le monde,
de toute la gauche de la ville, spontané et populaire, alternatif et "vécu", ému
et joyeux. Comme celui de dimanche dernier. Un des rares moments de l’année où se
rencontrent des camarades de tout bord - de vieux et nouveaux révolutionnaires,
des militants du PdS, du Kpd et du Spd, spécialement de la gauche juvénile, des
altermondialistes et des étudiants qui occupent l’université, des syndicalistes
de gauche et des "Autonomes", des très jeunes représentants des groupes "Antifa" (qui
s’occupent de la mémoire antinazie) et des révolutionnaires turques, des stalinistes
endurcis et des anarchistes, des amateurs de Enver Hoxa et d’autres de Ernesto "Che" Guevara.

Mais nombreux sont ceux qui viennent seuls, avec leurs enfants ou leur famille :
on les reconnaît aux habits un peu démodés, au bout de mouchoir rouge qui sort
d’une poche, à l’œillet rouge à la main. Et pourtant les différences idéologiques
et politiques - qui restent énormes - dans cette matinée disparaissent...ou bien
elles sont dépassées par une "Chose" dont le nom est Rosa Luxembourg. Une révolutionnaire à qui
il aura fallu toutes ces décennies pour assumer ce rôle et cette valeur, car
elle était mal vue, en substance, par les sociaux-démocrates (qui avaient été les
mandataires politiques de son assassinat) autant que par les dirigeants du socialisme
réel (qui ne pouvaient pas tellement aimer sa conception antibureaucratique du
parti et de l’organisation et son idée de révolution "totale").

Une révolutionnaire
battue qui est arrivée à devenir un des rares symboles unitaires de la gauche
allemande. Pourquoi ? Parce qu’aucune gauche digne de ce nom - et même pas la
gauche radicale de la nouvelle Allemagne unie - ne peut se passer de symboles.
Parce que Rosa n’est pas seulement morte en se battant, mais aussi en restant
fidèle à une idée de révolution qui n’a perdu ni de son charme ni de son actualité.
Parce qu’elle choisît résolument de quel côté - avec quel mouvement historique - se
ranger, la Révolution d’Octobre, mais sans renoncer à proposer un chemin original
et autonome aux révolutionnaires de l’Occident capitaliste.

Un rite vrai, qui se renouvelle sans cesse
Le rite, donc, est célébré chaque année avec ses propres règles, qui se renouvellent
au fur et à mesure. Tôt le matin arrive la délégation du PdS, qui se mêle aux
vieux militants, aux familles, aux femmes qui - on les voit chercher en peinant
un peu un nom, perdu parmi des centaines, sur une grande pierre tombale qui rappelle
ceux qui sont tombés, surtout ceux des insurrections de 19 et de 23, - viennent
rendre hommage à quelqu’un de leur famille : chacun, rigoureusement, a un œillet
rouge à la main, et le dépose sur la terre. Tandis qu’un haut-parleur diffuse
les notes de l’"Adagio" d’Albinoni, on s’arrête en se recueillant : c’est un moment
d’émotion intense, certains n’arrivent pas à retenir leurs larmes. Cette fois,
avec le PdS, il y a les hôtes des partis qui participent au meeting qui donnera
vie au nouveau parti de la gauche européenne.

Lothar Bisky et Fausto Bertinotti
se donnent l’accolade et déposent ensemble un grand coussin de fleurs sur le
cénotaphe de Rosa Luxemburg : une coïncidence ? encore un moment d’unité qui n’échappe à personne.
Ensuite on chine librement dans le "grand marché" multicolore et richissime qui
surgit pour l’occasion dans les grandes et petites rue voisines : on croirait être
ici à une fête de Liberazione. Des livres anciens et des disques, des gadgets
et des t-shirts, des cartes illustrées historiques, des classiques du mouvement
ouvrier (qui côtoient les livres de Michael Moore) alternent avec des points
de restauration, denses de café chaud et de petits pains au würstel - c’est une
matinée gelée et brumeuse, typique du climat berlinois - et avec les chansons
jouées par l’orchestre "Schalmaier", qui exhibe d’anciens cors de chasse et les
notes des chants spartakistes.

Arrivent, sans interruption, des personnes de
tous les ages. Petit à petit, arrivent les jeunes, jusqu’au grand cortège , dense
de sigles politiques ainsi que des subjectivités les plus variées : un spectacle
très coloré, bondé de drapeaux - beaucoup avec un arc-en-ciel où est écrit "Paix" en
italien - de ta-tse-bao et de banderoles. En réalité ils sont tous en train de
manifester aussi et surtout contre les réformes de Schröder, qui entament la
sécurité sociale allemande et réduisent drastiquement les retraites, ainsi que
quelques garanties fortes, ici en Allemagne. Voilà une autre belle raison pour
se rappeler, tous ensemble, Rosa Luxemburg. Oui, Elle serait aujourd’hui avec
nous. Elle est ici avec nous.

Rina Gagliardi

(Traduction de M.c. et G.R.)

14.01.2004
Collectif Bellaciao