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l’Irak, hier, aujourd’hui, demain

Publie le samedi 27 janvier 2007 par Open-Publishing

Interview réalisée par Michael Albert

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils envahi l’Irak ?

Et pourquoi d’importants secteurs de l’élite politique, comme Scowcroft, s’y opposent-ils ?

Quelles sont les raisons du maintien de la présence états-unienne ?

Noam Chomsky

La raison officielle c’est ce que Bush, Powell, et d’autres, ont appelé "la seule question" qui importe : Est-ce que Saddam mettra un terme au développement des armes de destruction massive ?

La directive officielle de la présidence signale comme premier objectif : "libérer l’Irak de façon à éliminer les armes de destruction massive irakiennes, les moyens d’y parvenir et les programmes qui y sont associés, afin d’empêcher l’Irak de briser l’équilibre et de devenir ainsi une menace encore plus dangereuse dans la région et au-delà".

C’est sur cette base que le soutien du Congrès a été obtenu pour l’invasion. La Directive indique plus loin comme objectif : couper « les liens entre l’Irak et le terrorisme international », etc. Quelques phrases sont ajoutées provenant des plats réchauffés qui accompagnent toute action et qui constituent un discours universel obligé, donc considérées comme sans intérêt par les personnes raisonnables, mais qui sont brandies par les système doctrinal lorsque c’est nécessaire.

Lorsque la « seule question » a été répondue de la mauvaise façon, et lorsque les affirmations concernant le terrorisme international sont devenues par trop embarrassantes à répéter (certes pas pour Cheney et quelques autres), l’objectif est devenu la « promotion de la démocratie ».

Les medias et les journaux et presque tout le monde universitaire, ont rapidement bondi sur la tribune, ont vite découvert qu’il s’agissait de la guerre la plus noble de l’histoire, poursuivant la mission messianique de Bush d’apporter la liberté et la démocratie au monde. Quelques Irakiens en sont d’accord : 1% (un pour cent) selon un sondage à Bagdad au moment de l’annonce du lancement de la mission à Washington.

Par contre, en Occident, peu importe qu’il existe une montagne de preuves qui réfutent l’affirmation, et même sans prendre en compte le timing -qui devrait les plonger dans le ridicule- la preuve que la mission est bien celle-ci c’est que notre Cher Leader l’a déclaré. J’ai fait l’inventaire des tristes écrits sur ce sujet. Cela se poursuit sans guère de changement jusqu’à aujourd’hui, avec une telle persistance que j’ai cessé de collecter les absurdes répétitions du dogme.

La véritable raison pour l’invasion, sans aucun doute, c’est que l’Irak est la deuxième réserve de pétrole dans le monde, très facile à exploiter, et le pays se trouve en plein cœur de la plus grande réserve d’hydrocarbure du monde, ce que le Département d’Etat considérait déjà il y a 60 ans « comme une fabuleuse source de pouvoir stratégique ».

L’objectif ce n’est pas d’accéder mais de contrôler (pour les entreprises pétrolières l’objectif est le profit). Le contrôle sur ses ressources donne aux Etats-Unis « un appréciable avantage » par rapport aux pays industrialisés rivaux, pour emprunter l’expression de Zbigniew Brezinski, qui répétait ce qu’avait dit George Kennan, un des responsables de la planification politique, qui avait reconnu que ce contrôle donnerait aux Etats-Unis « un pouvoir de veto » par rapport aux autres.

Dick Cheney a observé que le contrôle des ressources énergétiques offre des « instruments d’intimidation et de chantage » - lorsqu’elles se trouvent entre les mains des autres, selon lui. Nous sommes trop purs et nobles pour nous appliquer ces considérations à nous-mêmes ; et les vrais croyants déclarent - ou plus exactement présupposent simplement- que ce point est trop évident pour nécessiter davantage d’explication.

Il y a au sein des élites une condamnation sans précédent de l’invasion de l’Irak, y compris des articles dans les plus grands périodiques spécialisés la politique étrangère - dans la publication de l’American Academy of Arts and Sciences, par exemple.

Les analystes les plus rationnels pouvaient percevoir que l’entreprise impliquait de gros risques pour les intérêts états-uniens, quoi que l’on entende par ce terme. L’opposition internationale était très forte, et le coût probable pour les Etats-Unis était perceptible, bien que la catastrophe créée par l’invasion est allée bien au-delà des pires scénarios imaginés. Il est amusant de voir les mensonges des plus grands supporters de la guerre qui essaient de nier avoir dit ce qu’ils ont dit tout à fait clairement.

Il y a une bonne récapitulation de la malhonnêteté des intellectuels néoconservateurs (Ledenn, Krauthammer, et d’autres) dans The American Conservative du janvier 2007 ; mais ce ne sont pas les seuls.

En ce qui concerne les raisons de rester, je ne peux que répéter ce que je dis depuis des années. Un Irak souverain, relativement démocratique, pourrait bien être un vrai désastre pour les architectes de la géopolitique états-unienne. Avec une majorité chiite, il est probable que les relations avec l’Iran s’améliorent.

Il y a des chiites en Arabie saoudite juste à la frontière, fortement opprimés par la tyrannie soutenue par Washington. Toute avancée vers la souveraineté en Irak encourage la lutte pour les droits humains et pour l’autonomie dans cette région - et il se trouve que c’est l’endroit où se trouve la plus grande partie du pétrole saoudien.

La souveraineté en Irak pourrait bien engendrer une alliance chiite, indépendante des Etats-Unis, contrôlant la plus grande réserve d’hydrocarbure du monde et menaçant la pérennité de l’un des principaux objectifs des Etats-Unis depuis la Deuxième guerre mondiale - quand ils sont devenus le principal pouvoir mondial. Encore plus grave, si les Etats-Unis peuvent intimider l’Europe ils ne peuvent pas intimider la Chine ; cette dernière suit gaillardement sa propre voie, y compris en Arabie saoudite, le joyau de la couronne - raison principale qui fait que la Chine est considérée comme une grande.

Un bloc énergétique indépendant dans la région du Golfe entrera probablement en relation avec le Réseau de sécurité énergétique d’Asie [Asian Energy Security Grid], basé en Chine, avec le Conseil de Coopération de Shanghai, avec la Russie (qui dispose d’énormes ressources propres), ainsi qu’avec les Etats d’Asie centrale, et peut-être avec l’Inde. L’Iran est déjà associé avec eux, et un bloc chiite au sein des Etats arabes pourrait bien suivre la même tendance. Cela serait le cauchemar des architectes de la stratégie des Etats-Unis et de leurs alliés occidentaux.

Il y a donc de fortes raisons qui font que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne tenteront par tous les moyens de conserver le contrôle de l’Irak. Les Etats-Unis ne construisent pas une énorme ambassade de type palais - de loin la plus grande du monde, un peu comme une ville séparée à l’intérieur de Bagdad - et n’envoient pas des fonds pour des bases militaires pour finalement laisser l’Irak aux Irakiens. Cela ne permettrait pas aux entreprises états-uniennes de prendre le contrôle des immenses richesses de l’Irak.

Ces sujets, bien que certainement considérés comme de première importance par les architectes de la stratégie états-unienne, n’entrent pas dans l’éventail de la discussion - comme on peut le voir. C’est le genre de choses auxquelles on doit s’attendre. Ces considérations sont en opposition avec la doctrine qui établit les nobles intentions du pouvoir. Les gens au pouvoir, s’ils peuvent bien commettre de terribles gaffes, ne peuvent pas être animés de basses motivations.

La forte concentration du pouvoir privé dans le pays n’as pas non plus la moindre influence. Tout questionnement à propos de ces Hautes Vérités est soit ignoré soit rejeté avec virulence - également pour de bonnes raisons : permettre la discussion de ces idées pourrait affaiblir le pouvoir et menacer les privilèges.

Je ne pense pas, soit dit en passant, que les commentateurs soient conscients de cela. Dans notre société, les élites intellectuelles sont profondément endoctrinées, ce qu’Orwell avait noté dans son introduction (non publiée) à La « Ferme aux animaux », où il parlait de l’efficacité de l’auto-censure dans les société libres. Orwell concluait que cela s’explique dans une bonne mesure par une bonne éducation qui inculque le principe selon lequel il y a des sujets « qu’il ne sert à rien d’aborder » - ou plus exactement, y compris d’y penser.

 Du point de vue de l’élite, qu’est-ce qui représenterait une grande victoire en Irak ? Qu’est-ce qui serait un succès limité mais suffisant ? Et qu’est-ce qui serait considéré comme une défaite ? Pour être complet, comment la démocratie en Irak, la démocratie aux Etats-Unis, le bien-être du peuple irakien, ou le bien-être du peuple états-unien -ou y compris de nos soldats- entrent en ligne de compte dans les choix politiques des Etats-Unis ?

Noam Chomsky

Une grande victoire ce serait d’établir un Etat client obéissant. Une modeste réussite serait d’empêcher un niveau de souveraineté permettant à l’Irak de suivre la voie naturelle dont je viens de parler. En ce qui concerne la démocratie, y compris les plus engagés dans l’université en défense de la « promotion de la démocratie » reconnaissent qu’il existe une « forte continuité » dans la volonté des Etats-Unis de promouvoir la démocratie en remontant aussi loin que voulez et jusqu’à nos jours : la démocratie est soutenue si et seulement si cela convient à nos objectifs stratégiques et économiques, de telle sorte que tous les présidents sont « schizophrènes », un mystère étonnant (Thomas Carothers). Cela est tellement évident qu’il faut vraiment une discipline impressionnante pour ne pas le remarquer. C’est un trait remarquable de la culture états-unienne (en fait de la culture occidentale) que tout esprit parfaitement endoctriné peut à la fois émettre des éloges exaltés à propos de notre stupéfiante défense de la démocratie et dans le même temps faire montre de la plus grande haine envers la démocratie.

Par exemple, en soutenant un châtiment brutal pour les personnes qui ont commis le crime de voter de la « mauvaise façon » lors d’une élection libre, comme c’est le cas de la Palestine aujourd’hui, avec des prétextes qui ne seraient pas pris au sérieux dans une société libre. En ce qui concerne la démocratie aux Etats-Unis, l’élite l’a toujours considérée comme une terrible menace, à laquelle il faut résister. Le bien-être des soldats est un sujet d’inquiétude, mais non prioritaire. Le bien-être de la population ici, il suffit de regarder les politiques à l’intérieur du pays. Bien entendu, tout cela ne peut être complètement ignoré, y compris dans des dictatures totalitaires, et encore moins dans des sociétés où le combat populaire a remporté un haut niveau de liberté.
Pourquoi l’occupation a-t-elle été un tel désastre, du point de vue de l’élite ? Est-ce que davantage de troupes auraient pu aider à la manœuvre au départ ? Etait-ce une mauvaise idée de démanteler l’armée et d’ordonner la débaassification ? Si ces politiques étaient des erreurs, pourquoi ont-ils commis ces erreurs ? Pourquoi les appels au retrait ne parviennent-ils pas seulement de l’opposition anti-guerre sincère, mais également de certaines élites qui ont des objectifs particuliers ? Est-ce que cela relève juste de la rhétorique ? Est-ce que ce sont des signes de différences réelles ?

Il y a beaucoup de commentaires émanant de l’élite concernant les raisons du désastre, ce qui ne s’est pas souvent vu dans l’histoire. Souvenons-nous que les nazis ont eu beaucoup moins de problèmes à gérer l’Europe occupée - et le plus souvent ce sont des civils qui étaient en charge de la sécurité et de l’administration - que les Etats-Unis n’en ont pour contrôler l’Irak. Et l’Allemagne était en guerre. La même chose est vraie pour ce qui concerne les Russes en Europe de l’est, et il y a beaucoup d’autres exemples, y compris dans l’histoire états-unienne. La première raison de la catastrophe, cela fait maintenant à peu près consensus, c’est ce dont m’a parlé (et j’ai écrit à ce sujet), quelques mois après l’invasion, un membre de l’une des organisations de secours les plus importantes - une personne de grande expérience dans les endroits les plus chaotiques du monde. Il revenait juste d’Irak, après avoir tenté de participer à la reconstruction de Bagdad, et il m’a dit qu’il n’avait jamais vu un tel déploiement « d’arrogance, d’incompétence et d’ignorance ». Les nombreuses erreurs sont le sujet d’une vaste littérature. Je n’ai rien de particulier à ajouter, et franchement, le sujet ne m’intéresse pas outre mesure, pas plus que les erreurs tactiques des Russes en Afghanistan, l’erreur commise par Hitler quand il a ouvert la guerre sur deux fronts, etc.

Version originale : Znet, December 31, 2006 - Iraq : Yesterday, Today, and Tomorrow

Traduit de l’anglais par Numancia Martínez Poggi

dimanche 14 janvier 2007 http://www.info-palestine.net/

http://20six.fr/basta/cat/201087/0