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Lettre ouverte à David Pujadas

Publie le mercredi 18 février 2004 par Open-Publishing

Arrêtez de singer la Une et essayez plutôt de parier sur l’intelligence des téléspectateurs.

Cher David, je te fais une lettre que tu liras peut-être, si tu as le temps. Ce que je crois volontiers, puisque tu as toi-même demandé comme « punition » deux semaines (payées !) de « retrait » (comme ne dirait pas Juppé !) qui tombent ­pile poil ! sur les vacances scolaires, le hasard fait parfois bien les choses !

En apprenant que 250 journalistes (contre 79) avaient voté la défiance à l’égard de l’« équipe » du 20 heures, tu as su réagir avec humour : « A mon arrivée à France 2, ils n’étaient pas plus de deux confrères à m’apprécier. Désormais, ils sont au moins 79 ! »

Si j’en crois les médias (mais faut-il toujours les croire ?), le bug Juppé n’expliquerait pas seul l’ampleur de cette défiance : bien avant, de nombreux journalistes, sans trop oser le dire publiquement, vous reprochaient, à toi et ta garde rapprochée, des agissements « en bande organisée », autrement dit un manque d’écoute, un refus du dialogue, une tendance détestable à te croire propriétaire de « ton » journal. Bref, un comportement arrogant avec la rédaction « d’en bas » ! Mais tout ça ne me concerne pas, et je me refuse à tirer sur une ambulance, à la différence de certains « concurrents ».

Tiens, au fait, parmi d’indéniables qualités professionnelles, il y a ton réel talent d’intervieweur : si Juppé avait eu le bon goût d’aller s’expliquer sur le service public, je suis certain que tu aurais été plus « punchy » que Poivre, qui s’est montré on ne peut plus...« courtois », avec des questions aussi agressives que : « C’est dur, la politique ? »

Il était d’ailleurs assez cocasse de voir un « repris de justesse » interrogé par un présentateur condamné en appel ! pour « recel d’abus de biens sociaux »... Mais cela ne choque, semble-t-il, que nos confrères étrangers en poste à Paris...

Le CSA s’est montré, à juste titre, fort sourcilleux de déontologie à l’encontre des dirigeants de France 2. Je n’ai pas souvenir que cet organe de contrôle ait montré la même rigueur (« mise en demeure » et tout le toutim) en 91, suite à la « vraie-fausse interview » de Castro ! Sans parler du concubinage... ostensible entre TF1 et Bernadette Chirac candidate aux cantonales ! dont la conseillère en « communication » n’est autre que l’épouse du directeur de l’information de la Une !

Mais je m’égare. Si je t’écris, cher David, ce n’est pas pour hurler avec les loups, mais parce que, ayant occupé ton siège (éjectable) pendant treize ans, je pense n’être pas trop mal placé pour apporter ma modeste contribution au débat qui agite une rédaction à laquelle je reste affectivement très attaché. Si j’ai refusé, il y a deux ans, la proposition de Mazerolle d’assurer la présentation du 13 heures, c’est, en grande partie, parce que je pressentais le style de journal que l’on me demanderait de cautionner, et mon intuition ne m’a pas trompé : priorité au « spectaculaire », au fait divers, à la « proximité », bref à l’« émotion » qui, pour moi, n’a jamais rimé avec information.

Sans remonter à l’épisode Timisoara (tu étais à peine né !), je n’ai pas oublié avoir assumé à l’antenne des JT calamiteux. Par exemple, après la mort de Diana, où nous avons donné la parole, entre autres, à des « témoins » qui n’avaient strictement rien vu !

Ce déplorable accident de la route est survenu un mois après l’entrée en fonction d’Albert du Roy : le nouveau patron de la rédac nous avait alors promis le retour à la rigueur, une attention accrue à la marche du monde, la fin du journalisme « à la Paris-Match », etc.

Tu parles ! Lors de l’« affaire Diana », nous avons fait pire que TF1 (une sorte d’exploit !). Sans pour autant gagner un seul téléspectateur !

« Juppé a tranché », annonçais-tu le soir fatal ! Résultat, c’est Mazerolle qui a eu la tête... tranchée ! Pour reprendre l’expression malheureuse de cette chère Claire Chazal à 20 heures, le jour du suicide de Pierre Bérégovoy, « l’ancien Premier ministre n’est pas tout à fait mort ! ».

Non, David, la « bourde » Juppé n’était pas une « maladresse », comme tu l’as justifié à l’antenne, mais bien la résultante d’une politique éditoriale dévoyée, conséquence d’une fuite en avant dans l’info jugée « accrocheuse ».

Déjà, consacrer dix-sept minutes du JT à la fin du « Juppéthon » était une aberration journalistique : imagine-t-on le Monde consacrer dix-sept pages sur quarante à cet événement planétaire ?

Vous l’avez vérifié à vos dépens l’autre soir : quand on rêve de « niquer la Une », quand on conduit trop vite sur un terrain verglacé, on s’expose aux dérapages incontrôlés et, parfois, on va dans le fossé !

Que faire ? Stopper cette stupide course aux vrais-faux scoops, arrêter de singer la Une, puisque les téléspectateurs préféreront toujours l’original à la copie. En gros, ne plus prendre les téléspectateurs pour d’aimables benêts, mais, au contraire, parier sur leur intelligence, leur soif d’apprendre et leur envie de comprendre le monde qui les entoure.

L’autre jour, dans Libé, Daniel Schneidermann donnait quelques (bonnes) recettes pour « se débarrasser de l’obsession TF1 » (avec une superbe faute d’orthographe « débarasser » dans le titre, comme quoi nul n’est à l’abri des conneries !). Mon confrère concluait ainsi sa chronique : « Vaste programme ! » Certes !

Raison de plus pour vous y mettre de suite, et ne plus désespérer tous ceux qui, comme moi, croient ­plus que jamais ! en la nécessité d’une télévision de service public forte et... crédible !

N’est-ce pas, cher David ?