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"Cesare Battisti doit se taire"

Publie le vendredi 27 février 2004 par Open-Publishing

Carte blanche à Valerio Evangelisti

Ecrivain italien

Si un lecteur d’aujourd’hui veut se documenter sur la saison de sang qui s’abattit sur l’Italie à la fin des années 70, il trouvera des essais et des mémoires de valeur inégale. Il trouvera en tout cas peu de sources littéraires réellement convaincantes et artistiquement persuasives : certaines pages d’Erri de Luca et les romans de Cesare Battisti.

Ces derniers se présentent comme des romans noirs*, mais ils sont , en fait, bien davantage. Battisti y a injecté sa propre biographie, tourmentée : du délinquant banal au militant de groupes de jeunes « autonomes » tentés par l’expérience avec la lutte armée, avec pour conséquence la vie d’exilé traqué d’un continent à l’autre jusqu’à l’asile offert par le France. Comme tant d’autres jeunes Italiens de sa génération, Battisti s’est retrouvé à vivre une condition d’éternel fugitif, qui s’est prolongée même lorsque toute hypothèse d’insurrection en Italie était évanouie depuis presque trente ans. À la différence de ses compagnons qui ont partagé son destin, il a transmis son propre vécu en paroles écrites. Des pages amères, quelquefois ironiques, souvent empreintes de cynisme. L’histoire de déclin des idéaux qui, si jamais ils devaient resurgir, auront à trouver d’autres moyens et d’autres protagonistes. C’est cette sincérité, pleine de conscience historique, éloignée de la notion moraliste de la repentance, qu’on ne lui a pas pardonnée.

Capable de décrire comme peu d’autres les raisons d’une défaite et l’exil des vaincus, Battisti est presque absent des librairies italiennes. On chercherait inutilement, par exemple, son dernier roman, « Le Cargo sentimental » : description extraordinaire d’un instinct de rébellion qui passe d’une génération à l’autre, et qui fournit un cadre synthétique mais convaincant de l’histoire de l’Italie, de la résistance au fascisme à nos jours. Et cela, à travers les destins croisés de gens simples, poussés à la révolte sans avoir tout à fait la trempe, dure et impitoyable, du révolutionnaire professionnel.

Aucun éditeur italien n’a eu jusqu’ici le courage de publier un tel roman. Droite et gauche se livrent en revanche une compétition pour offrir des versions simplifiées de l’histoire. La première - la droite - régle de vieux comptes, rouvre des dossiers* poussiéreux penant qu’elle ferme avec bienveillance un œil sur les crimes attribuables à des organes de l’Etat ou à des militants néofascistes, déclenche la chasse à des contestataires aujourd’hui d’un certain âge, qui se sont refait une vie ici et là à travers le monde, avec l’alibi aujourd’hui courant de la « lutte contre le terrorisme ». La seconde - la gauche italienne - a construit tout un mythe de refondation républicaine sur la fermeture (carcérale et répressive) du « chapitre » des années 70, et peine à admettre l’usage tordu de la magistrature, le recours systématique aux « repentis » qui avaient tout à gagner de leur repentance, l’usage de la torture dans les commissariats pour mener à des condamnations rapides et sommaires, qui cachent le problème sans en révéler les racines.

Voilà donc Battisti, emprisonné par le gouvernement français sur pression du gouvernement italien, mis en prison en attente d’une extradition qui l’effacera pour toujours, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. Peu importe que le mandat d’arrêt lui attribue des délits absurdes, commis en des lieux différents mais à la même heure. Peu importe que la magistrature française ait déjà refusé une fois l’extradition, scandalisée par les actes de procès provenant de l’Italie, au point de les définir, citant Clémenceau, résultat d’une « justice militaire ». Peu importe le respect du principe Ne bis in idem procedatur, parmi les fondements de chaque droit.

Cesare Battisti n’était pas un révolutionnaire, mais un rebelle. Espèce dangereuse pour n’importe quel régime. Qu’il paie, donc. Qu’il n’écrive plus. Il pourrait réexhumer des vérités inquiétantes. C’est le raisonnement caché (mais pas trop) du parti de l’extradition. L’Europe y assistera-t-elle en silence ? "

* En français dans le texte.

Traduit par Thierry Fiorilli

Le Soir (Bruxelles) du mercredi 25 février 2004, p15