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Fins de mois difficiles pour la classe moyenne en Italie

Publie le vendredi 27 février 2004 par Open-Publishing

La faiblesse des rémunérations et la hausse vertigineuse des prix consécutive au passage à l’euro ont fait glisser une partie des salariés italiens vers une situation de semi-indigence. Les femmes sont parmi les plus pénalisées.

LA REPUBBLICA (extraits)
Rome

C’est l’histoire d’Adele et elle a honte de la raconter. Adele a 42 ans. Elle est guide touristique à Rome, son mari est artisan, ils ont une fille de 17 ans. "Je ne saurais dire exactement quand ni pourquoi c’est arrivé, rien n’a changé dans notre vie.

Nous sommes devenus pauvres du jour au lendemain, pauvres au point que nous cachons à notre fille que, lorsque nous lui donnons quelques euros pour sortir, nous nous privons de dîner. Un café au lait, et c’est tout. Nous ne sommes pas pauvres comme les vrais pauvres, non, mais elle est allée faire du camping l’été dernier et, pour pouvoir lui donner un peu d’argent, nous sommes restés à Rome pendant les vacances. Notre voiture est tombée en panne, mais la réparation coûte trop cher, alors on ne s’en sert plus."

"A Noël, poursuit Adele , nous avons tout investi dans une parka pour notre fille. Elle ne se sert plus de son téléphone portable, nous ne pouvons plus lui payer les recharges. Parfois, j’ai peur, je me dis que ces jeunes sont moins habitués que nous aux privations et qu’ils pourraient avoir envie de se procurer de l’argent d’une autre façon."

Ces gens soudainement appauvris arrivaient encore hier à boucler leurs fins de mois avec leurs salaires modestes et n’y parviennent plus aujourd’hui. Quatre hommes se sont adressés récemment aux services sociaux de Rome. Tous ont le même profil : la cinquantaine, un emploi stable, un salaire de 700 à 800 euros par mois. En instance de divorce, ils ont laissé l’appartement à leur femme et à leurs enfants, ils leur versent un peu d’argent et n’ont pas de quoi payer un loyer pour eux-mêmes. Ils dorment dans leur voiture. Ils se réveillent, vont à leur travail, passent voir leurs enfants le soir, avalent un hamburger, puis retournent dormir dans leur voiture. Au bureau, personne ne les imagine dans cette situation. Ils ont trop honte pour le dire.

Aujourd’hui, signalent des organisations caritatives comme Caritas et, à Rome, la Communauté de Sant’Egidio, ce ne sont plus seulement les sans-domicile-fixe habituels qui se présentent à la distribution de repas chauds et de colis du mardi (huile, fromage, conserves). On y rencontre aussi des gens qui ont un logement, un travail, une famille et qui ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois. Ce sont des "familles de la classe moyenne à revenu fixe", des familles qui "n’arrivent pas à joindre les deux bouts" : le père, la mère, un enfant, un seul revenu - le foyer italien type selon la nomenclature de l’ISTAT [institut national de la statistique].

Parmi eux, les traminots de Milan qui gagnent 700 euros par mois, les conducteurs de bus en contrat à durée déterminée qui en touchent 800, les employés municipaux du premier échelon payés 1 000 euros. Avec deux enfants et un loyer qui, dans une grande ville, ne coûte pas moins de 600 euros par mois, il est très difficile de se débrouiller avec les 400 restants. D’autant que, depuis le passage à l’euro, les produits de consommation courante ont doublé alors que les salaires sont restés les mêmes. "Dans dix des douze pays qui ont adopté l’euro, il n’y a pas eu de hausse des prix. En Italie, la dynamique des prix a échappé à tout contrôle", dénonce le président de la Commission européenne, Romano Prodi, qui prépare son retour sur la scène politique italienne.

Cesare Damiano, responsable des problèmes d’emploi chez les Démocrates de gauche, cite des statistiques dont peu de journaux rendent compte et aucune télévision : en Italie, plus du tiers des travailleurs salariés gagnent moins de 1 000 euros par mois. "C’est une nouvelle question salariale qui concerne des millions de familles, aussi bien des gens qui ont un travail stable que des jeunes qui arrivent sur le marché du travail et à qui on demande de la flexibilité. Cette précarité risque de mener à l’exaspération sociale", prédit-il.

Le programme de redistribution des aliments périssables, mis en place par la mairie de Rome à destination des personnes dans la misère, a ainsi dû être réorienté en partie vers les familles à un seul revenu, dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans une situation de semi-indigence.

Lucia, 29 ans, est esthéticienne. Elle a dû renoncer à son emploi au début de l’année parce qu’elle n’a pas réussi à avoir de place en crèche pour sa petite fille et qu’une crèche privée lui aurait coûté davantage que ce qu’elle gagnait.
Aujourd’hui, comme Lucia, de nombreuses femmes sont contraintes de retourner
au foyer, pour s’occuper des enfants et des vieux, comme il y a cinquante ans.

En Italie, le taux d’emploi des femmes est déjà l’un des plus faibles d’Europe ; le pays se place au seizième rang, juste devant la Grèce. Outre l’immense régression que cela représente en termes d’émancipation et d’égalité des sexes, le retour des femmes au foyer a aussi un impact économique : elles ne gagnent rien, donc n’achètent rien.

A quoi bon lancer des campagnes publicitaires pour inviter les gens à faire bouger l’économie alors que, quand on ne travaille pas, on n’a pas d’argent à dépenser ? Et, avec la réforme de l’actuelle ministre de l’Education, Laetizia Moratti, qui prévoit la suppression du temps plein à l’école à compter de la rentrée prochaine, les enfants ne rentreront plus à la maison à 17 heures, mais à 13 heures. En conséquence, de plus en plus de femmes seront obligées de retourner au foyer.

Concita De Gregorio

Paru dans Courrier International n° 694