Accueil > Cesare Battisti en liberté, certes mais...

Cesare Battisti en liberté, certes mais...

Publie le samedi 6 mars 2004 par Open-Publishing

Cesare Battisti en liberté, certes mais... Par Oreste Scalzone, philosophe et ancien militant de Potere Operaio (1)

Si j’étais juriste, je qualifierais, non seulement d’inique mais d’antijuridique ce qui est en train d’arriver à certains d’entre nous, donc à nous, réfugiés italiens. À commencer par l’extradition de Paolo Persichetti, la seule depuis plus de vingt ans, exécution à retardement du seul décret d’extradition signé sans explication depuis 1981 contre l’un des nôtres par un Édouard Balladur profitant du crépuscule d’une fin d’été et de vie alors qu’à l’horizon se dessinait l’élection présidentielle et l’urgence de " faire vite " car l’ombre du grand frère ennemi - " concurrent mimétique " qu’était Chirac - s’allongeait sur l’arène. Alors, que dire du procédé - déjà aberrant sur le plan de la procédure - concernant Cesare Battisti et du " volontarisme " affiché par la chancellerie à l’encontre de deux autres camarades, Roberta Cappelli et Enrico Villimburgo ?

Si j’étais homme politique - et pourquoi pas, président de la République -, je m’empresserai de " remercier " ce garde des Sceaux ayant menti d’une façon aussi effrontée, avec un entêtement de récidiviste et - chose qui, pour un homme de gouvernement est la plus grave parce que, même dans le plus pur cynisme de la " raison d’État ", allant à l’encontre de l’éthique du " métier " - d’une façon si vulgaire qu’elle en confine à une sorte d’ingénuité béate, suggérant l’idée d’une propension compulsive au mensonge chez ce " garde des shows ".

Si j’étais un être humain - avec juste un peu de sens commun -, je trouverais révulsant le fait de jouer ainsi au chat et à la souris. Ce serait comme révoquer une amnistie. Ce changement de politique avec effet rétroactif, nous retire tout repère, tout repaire et fait chavirer ce frêle esquif qu’est l’asile de fait dont on bénéficiait. C’est comme d’avoir laissé penser à des gens qu’ils pouvaient avoir des enfants et accepter que ces derniers puissent être les " dommages collatéraux " de ce revirement.

Si j’étais moi - " tel que je suis et tel que j’ai été ", comme dit le poète -, je me bornerais à dire, ou redire ce qu’aura été notre " camp ", notre " bord ". Le dire d’abord à " eux ". Eux... Ceux qui inquiètent, jugent, dans cet " État d’exception " à l’italienne qu’est " l’urgence " et qui ont introduit là où cela est aberrant - sur le plan pénal - la responsabilité collective, morale, intellectuelle, " objective ", comme une nouvelle forme de pêché. Effacée, la " présomption d’innocence " ! Renversée, la " charge de la preuve " ! En sommant les justiciables de devoir " prouver leur innocence " - ce qui, lorsqu’on est accusé pour " ce que l’on est ", revient à réécrire le passé, forcément sur le dos des autres et donc se renier - la forme que l’urgence a pris a été celle de l’Inquisition. Or, dans ces autres tribunaux que sont les mass médias - où il est question du social, de l’éthique, de l’histoire - là, " ILS " individualisent, " ILS " isolent : " Voilà le portrait d’un assassin ! "...

Nous nous devons donc de faire exactement le contraire et affirmer une responsabilité commune. Ce qui s’est passé fut une mutinerie jaillissante, continuellement recommencée : il est donc ridicule de vouloir découper et isoler des positions individuelles. Comme il serait ridicule de distinguer, parmi les Communards, qui aura tiré au fusil et qui, en même temps, aura écrit le Temps des cerises. D’autant que les mots pèsent plus lourds et plus longtemps. Ceux qui, comme moi, ont parlé, écrit, proposé, ont une responsabilité plus grande que ceux qui écoutaient et lisaient. Puisqu’on en est arrivé aux armes, nous ne pouvons pas faire comme les " plus égaux que les autres ".

Il y a ainsi en Italie une association - se définissant comme " radicalement non violente " - qui s’appelle " Que personne ne touche à Caïn ". Si je n’ai pas " la grâce de la non-violence ", nous ne pouvons pas ne pas dire que nous avons été, nous aussi, des " Caïn ". Certes, de " petits " Caïn, enfants de chour du crime par rapport à " Eux ", ne serait-ce qu’au regard du siècle dernier. Certes, dixit Machiavel, " il n’est de gouvernement sans crime ". Cela ne veut pas dire que nous aurions une immense créance en matière de crime et ne saurait fonder notre légitimité. Car considérer sa propre violence comme légitime parce que celle des autres est bien pire serait aux antipodes de la critique radicale et des luttes pour la libération, l’autonomie singulière et commune des humains. Nous jouions - par nécessité plus que par choix - un pari sans assurance, sans certitude ni promesse, mais aussi sans désespoir qu’est celui de déconstruire des rapports sociaux, de déborder et de rendre exorbitante par la puissance créatrice la " vitalité désespérée " de l’espèce humaine dans ce monde tel qu’il est historiquement structuré.

Qu’on ne parle donc pas uniquement de " nos morts " : tout meurtre, toute mort est un scandale. Et ne sombrons pas dans ce " pénalisme croissant ", ce mélange de " démocratie, citoyenneté, humanité pénale ", un " terrorisme judiciaire antijuridique " avec son populisme " néo-boulangiste " considérant avec idolâtrie l’action pénale comme forme privilégiée de " transformation du monde ", de " redressement des torts, des injustices "...

Comme l’écrivait Arthaud, " pour en finir avec le jugement de Dieu ", franchement, mieux vaudrait alors la " miséricorde ". Et si l’on ne peut " gouverner sans crime ", on pourrait s’attendre à de la clairvoyance. Or, il y a des cruautés " gratuites ", qui donnent envie de prendre - ou reprendre - les armes. Mais ce serait un véritable gâchis car sans espoir. Par conséquent - et même si, à l’instar de Genet, " je ne condamnerai jamais des violences des opprimés " -, cela ne m’interdit pas de réfléchir et de proposer d’autres modes d’actions, à coût humain moindre et à plus forte efficacité, pour aider à la réémergence d’embryons d’autonomie et de résistance contre cette ultracapitalisme, ultraétatisme et son pendant pénaliste dont les effets catastrophiques se manifestent aussi tant au niveau mental que collectif par des délires de fiel, de rancune, de ressentiments, comme des désirs de vengeance qui plus est par procuration.

Et donc, sans vouloir prescrire l’aventure humaine à venir, je pense que nous, un certain nombre de gens - face à cet enjeu " de proximité " que sont les extraditions mais aussi face aux horreurs d’une logique de la punition infinie -, nous devrions nous mettre personnellement en jeu. Avec le maximum de radicalité éthique autonome, avec le maximum de ruse " politique " sur le terrain de formes de non-violence conscientes, une non-violence comme art de la guerre. Sans oublier cette autre guerre qu’est la " guérilla conceptuelle " sur le plan juridique et judiciaire, entre la lettre, formelle, du juridique, et le judiciaire réel : sans illusion, mais sans concession. Et à qui incarcère, à qui menace, nous dirons : " Vous allez devoir nous passer sur le corps... "

Oreste Scalzone

(1) Dernier ouvrage paru : la Révolution et l’État, Éditions Dagorno, 2000. En collaboration avec Paolo Persichetti.