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Retour sur la dernière phase

Publie le lundi 7 avril 2003 par Open-Publishing

Il est possible que la structure autistique du soldat américain, qui
correspond à la structure
autistique de la pensée des néoconservateurs dans la manière
d’appréhender leur stratégie, se
dissolve ou se modifie.
Mais j’ai été très frappé par les images prises de l’intérieur de l’un
des chars qui a mené
l’incursion meurtrière au sein de Bagdad samedi (réussite tactique et
psychologique, il faut le
reconnaître). Les soldats étaient dans un triple carapace : la carapace
du char, impossible à percer
pour les maigres tirs isolés des Irakiens, la carapace des guidages des
tirs à distance (les tirs de
la mitrailleuse, mais aussi les tirs de la tourelle, qui, si j’ai bien
vu, étaient guidés par écran,
comme dans le bombardement qu’un avion opère), la carapace enfin de
leur pensée et de leur corps :
ces soldats étaient proches physiquement des Irakiens, et en même temps
à des années lumières d’eux,
n’essayant en rien de réduire la distance. Ils pouvaient tuer d’autant
plus aisément d’ailleurs.
C’est pourquoi j’avais pensé, avant de voir ces images, à une armée de
cafards, remobilisant ce que
l’on n’a cessé de voir des soldats israéliens pénétrant dans les
villes palestiniennes. Il semble
bien, beaucoup de monde l’a dit, et les soldats anglais eux-mêmes, que
les soldats anglais ont une
approche différente, nettement moins autistique. Ils tentent de
communiquer a minima. Non pas qu’ils
seraient en eux-mêmes des êtres différents, mais parce que les
commandements n’ont pas entièrement
la même conception de la guerre (mais aussi, peut être, parce que la
culture et la préparation du
soldat anglais est différente de celle du soldat américain : je n’ai
pas d’informations précises sur
ce sujet).
Certes, si ces soldats américains avaient été accueillis en
libérateurs, avec des colliers de
fleurs, les choses se seraient passé différemment : les carapaces
auraient été moins épaisses, bien
que la carapace socio-psychologique n’aurait pas été très différente à
mon avis. Qu’est ce que le
soldat américain, dont a dit, et c’est important, qu’une large partie
d’entre eux sont des immigrés
ou des fils récents d’immigrés aux Etats-Unis eux-mêmes, certains en
situation précaire, peut
réellement comprendre du peuple irakien, voire de la stratégie de ses
chefs ? Il doit d’abord
rajouter une carapace supplémentaire : celle entre lui et ses chefs,
pour se protéger et se
maintenir dans l’armée. L’Irakien ne peut être qu’un martien, qui plus
est : terroriste potentiel.
Admettons donc qu’à un moment donné, tout d’un coup, les habitants de
Bagdad changent d’attitude et
sortent les fleurs : la carapace sera moins épaisse. Mais cette
hypothèse ne s’est pas vérifiée pour
l’instant. Et si ce sont, non des fleurs, mais des bombardements de
plus en plus intenses et des
morts qui emplissent les hôpitaux, alors la haine et le ressentiment
viendront augmenter la
distance, pour autant qu’elle puisse encore l’être. Le soldat américain
s’enfermera d’autant plus
qu’il se verra haï, même silencieusement. Le poids du silence, celui
des têtes qui se détournent !
Mais, à plus long terme, tu as raison, c’est le lien interne entre la
structure autistique de la
stratégie américaine, et son déploiement sur la longue durée, et celle
"du" soldat américain (saisi
dans son impersonnalité de soldat des Etats-Unis) qui importe, et la
manière dont cela retentit ou
non dans l’opinion américaine. Car, d’une certaine manière, nous sommes
au coeur du problème majeur
 : la communication entre civilisations, entre des puissances de vivre
différentes, au moment où
s’installent la puissance de tuer et de mutiler "en masse" et la
négation intellectuelle, affective,
existentielle de l’autre.
Cela a même un sens profond que Rumsfeld puisse proposer qu’une partie
des combattants prisonniers
soient traités en-dehors de la convention de Genève : on peut aller, on
est allé à Guantanamo,
jusqu’à la négation de l’humanité des êtres, de ces barbares, voire de
ces démons.
Philippe