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"Abou Henry" et le silence mystérieux

Publie le lundi 2 juillet 2007 par Open-Publishing

de Robert Fisk

"Abou Henry" dit que nous devrons peut-être rester en Afghanistan pendant des décennies pour protéger les Afghans des Taliban. L’ambassadeur [de Grande-Bretagne] à Kaboul — Sir Sherard Cowper-Coles, KCMG, LVO, pour être précis — ne voit visiblement pas de contradiction dans cette prédiction extraordinaire.

Les Taliban sont eux-mêmes essentiellement afghans et l’idée que l’armée britannique soit en Afghanistan pour protéger les gens du pays les uns des autres est vraiment une proposition coloniale. C’est ce que nous avons dit à propos de l’Irlande du Nord en 1969. En tous cas, je croyais que nous avions détruit les Taliban en 2001. N’était-ce pas l’idée alors ? N’était-ce pas ce que Lord Blair de Kout al-Amara, notre nouveau représentant au Proche-Orient — qui nous honorera de sa première visite le mois prochain — disait à l’époque ?

Abou Henry — et je suis redevable à l’un des bulletins internes du gouvernement saoudien de m’avoir appris que c’est ainsi qu’il "est affectueusement appelé par ses amis saoudiens" — a quitté Riyad avec quelque précipitation, une "surprise" comme il dit, puisqu’il s’attendait à y passer encore une année. Et, il n’a sans doute pas pu emmener avec lui à Kaboul les faucons dressés de la famille Cowper-Coles — Nour et Alwaleed. Mais, avant de partir, Abou Henry a chanté chaleureusement les louanges des médiocres services de renseignements du royaume. "J’ai été immensément impressionné par la manière avec laquelle les autorités saoudiennes ont maîtrisé et contenu ce qui était une menace terroriste sérieuse (sic)", a-t-il annoncé. "Ils ont réduit le réservoir de soutien au terrorisme…"

Aucun mot, évidemment, sur l’habitude saoudienne de couper les têtes des "criminels" à la suite de procès ridiculement déloyaux. En une année record d’exécutions, les porteurs de sabres du royaume — le boulot se transmet parfois de père en fils, comme ce fut le cas autrefois en Grande-Bretagne — ont réussi à trancher 100 têtes avant la mi-juin. Mais, là encore, on devrait éviter toute référence de cette sorte lorsque les investissements britanniques en Arabie Saoudite s’élèvent à au moins 6 milliards de livres [9 milliards d’euros]. C’est sans aucun doute l’une des raisons pour laquelle — selon ce même bulletin du gouvernement[saoudien] — Abou Henry a fait l’éloge de ses amis saoudiens à Riyad : "nous avons été fiers de notre politique en matière de visas, où 95% des Saoudiens postulant pour un visa à 9 heures les jours ouvrables obtiennent leur visa avant 14heures le même jour". Pff ! Alors là, c’est quelque chose ! Les Saoudiens, vous vous en souvenez peut-être, ont fourni 14 des 19 tueurs du 11 septembre 2001. C’est plutôt un record pour un petit royaume et l’un qu’en d’autres circonstances — si les meurtriers avaient été tchadiens ou, disons, maliens — n’aurait pas été récompensé par une politique de visas aussi généreuse.

Et aucun mot de la part d’Abou Henry, bien sûr, sur cet autre petit problème au sujet de la corruption présumée de fonctionnaires saoudiens par le groupe d’armement britannique BAE Systems. Ici, toutefois, il y a beaucoup plus à dire — grâce à un article délicieusement écrit par Michael Peel dans le Financial Times en février dernier. Dans cet article, Peel décrit comment Robert Wardle, le directeur du Serious Fraud Office (SFO) [le bureau des fraudes sérieuses], a dû "beaucoup réfléchir" après trois réunions à Londres avec Cowper-Coles, "l’ambassadeur raffiné de Grande-Bretagne en Arabie-Saoudite". M. Wardle, semble-t-il, s’était "fait au point de vue" selon lequel il devrait peut-être abandonner son enquête, puisque cela nuirait à la "sécurité nationale". Voici ce que Wardle a dit à Peel : "Ce problème était délicat et j’ai vraiment trouvé que ce fut une aide que l’ambassadeur étaye cette position. Cela m’a aidé à comprendre les risques et a été une aide précieuse pour me décider à interrompre cette enquête."

Abou Henry, semble-t-il, "a dit comment cette pourrait entraîner Riyad à annuler sa coopération en matière de renseignements et de sécurité, privant potentiellement Londres d’accès à une surveillance vitale de suspects terroristes durant le pèlerinage du Hadj à la Mecque… L’ambassadeur a même suggéré (que) persister avec l’enquête du SFO pourrait mettre des vies en danger en Grande-Bretagne". Selon une personne "étroitement impliquée dans ces événements", écrivait Peel — et je soupçonne cette "personne" d’être probablement Wardle — Cowper-Coles "n’est pas trop entré dans les détails, mais il a expliqué en termes très clairs ce qu’il pensait des éventuelles conséquences… y compris que des personnes y trouveraient la mort". Deux jours plus tard, l’enquête de corruption fut abandonnée.

Il ne faut donc pas s’étonner que les Saoudiens l’appellent affectueusement "Abou Henry".

Cependant, vu certaines de ses remarques durant une récente visite à Oxford, Abou Henry doit avoir été lui-même surpris de pouvoir persuader Lord Blair de la sagesse de laisser tomber toute cette enquête essentielle de corruption. Devant les universitaires, il n’a pas caché son cynisme vis-à-vis de notre ancien Premier ministre, se plaignant qu’en dépit de notes d’information détaillées du Ministère des Affaires Etrangères et de propositions de discours, Blair a semblé rarement les lire et parfois n’a utilisé qu’une seule ligne de leurs contenus.

Mais, là encore, je suppose que c’est ce qui fait la diplomatie, persuader ici, plaider là-bas, essayer d’obtenir ce que vous voulez par quelques commentaires en privé à des fonctionnaires du Bureau des Fraudes Sérieuses, voire à des journalistes. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Il y a vraiment longtemps, à la fin des années 70, lorsque j’étais le correspondant au Proche-Orient pour The Times, je me rappelle comment un diplomate britannique au Caire essaya de me persuader de virer mon "correspondant" local, une Egyptienne copte qui travaillait aussi comme correspondante pour Associated Press et qui fournissait une couverture compétente du pays lorsque j’étais à Beyrouth. "Elle n’est pas très bonne," avait-il dit, et il suggéra que j’engage une jeune Anglaise qu’il connaissait et qui — comme je l’ai su plus tard — avait des contacts étroits avec le Foreign Office.

J’ai refusé cette sinistre proposition. En vérité, j’ai dit au Times que je pensais qu’il était scandaleux qu’un diplomate britannique ait essayé de manigancer le licenciement de notre employée à temps partiel au Caire. Le rédacteur en chef de la rubrique étrangère du Times était d’accord avec moi.

Mais cela ne fait que montrer jusqu’où peuvent aller les diplomates.

Et quel était le nom de ce jeune diplomate britannique au Caire, dans les années 70 ? Mais c’était bien sûr Sherard Cowper-Coles.

traduction : JFG-QuestionsCritiques

http://questionscritiques.free.fr