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Cesare Battisti : La guerre italo-italienne est finie

Publie le vendredi 19 mars 2004 par Open-Publishing

L’Italie a vécu dans les années 1970 "une guerre civile non officiellement reconnue". C’est dans ces termes que Giovanni Pellegrino, le président de la commission d’enquête parlementaire italienne sur le terrorisme, a défini, en 2000, les terribles années de plomb qui ont endeuillé la Péninsule. Il s’agissait "d’une guerre civile, bien que de basse intensité", une guerre civile tellement particulière qu’elle est encore aujourd’hui inavouable.

Les guérilleros italiens ne se battaient pas contre une dictature : ils affrontaient une République et un Parlement démocratiquement élu. Difficile de se souvenir que cette République italienne, pourtant issue de la guerre antifasciste, n’a rien eu de plus urgent que d’amnistier les fascistes emprisonnés puis de les recycler dans les services de l’Etat. Et il est tout aussi difficile de croire, sans l’avoir sous les yeux, que, de nos jours encore, la première page du code pénal de la République italienne s’orne de la signature du Duce, Benito Mussolini. Difficile d’expliquer comment la Démocratie chrétienne, qui a gouverné le pays pendant quarante ans, s’est maintenue au pouvoir en agitant en permanence la menace du coup d’Etat.

Toutes ces pesanteurs historiques masquent le dénouement de cette guerre civile atypique. Les organisations combattantes de l’extrême gauche ont perdu. Militairement et politiquement. C’est un fait. Mais l’Etat, quant à lui, n’a gagné que militairement. La preuve réside dans le fait que la classe politique qui avait "gagné contre le terrorisme" a été balayée, quelques années plus tard, par l’ouragan "Mains propres" déclenché par les juges. Il fut établi alors que cette classe politique avait gouverné le pays, depuis l’après-guerre, au moyen de la corruption.

Il faut l’admettre, nous faisons face à une situation inconfortable où, après "une guerre civile non officiellement reconnue", l’Etat a gagné sur le seul plan militaire. Politiquement, les deux forces qui s’affrontaient ont perdu. Et l’Etat n’a donc pas l’autorité morale pour dépasser le conflit qui a ensanglanté le pays. Il n’a pas l’autorité morale que lui aurait conférée la victoire politique, pour pouvoir, enfin, tourner la page. Pour inscrire le mot fin au terme d’un épisode tragique de l’histoire italienne dont il est contraint de nier le caractère même.

"Les inégalités et les complots ayant toujours survécu, même après la période ’Mains propres’, il persiste un déficit de légitimité à gouverner le pays", précise aujourd’hui le député italien Mauro Bulgarelli (parti des Verts). Un "déficit de légitimité" qui atteint son paroxysme quand des milliers de personnes descendent dans les rues, il y a quelques mois, pour dénoncer, dans des carrousels non violents, le "régime de Berlusconi". Car il est remarquable qu’en Italie, de nos jours encore, on parle de "régime". Un terme qui ne fait pas bon ménage avec celui de République. Un terme à manier aussi avec précaution car, quand on dénonce un "régime"... on pense aussi "résistance".

Ces derniers temps, en France comme en Italie, l’affaire Cesare Battisti a fait couler beaucoup d’encre. Faut-il, oui ou non, extrader les anciens militants italiens qui, depuis plus de vingt ans, peuvent vivre sous la protection d’un droit d’asile qui leur a été accordé par les plus hautes autorités de la République ? Faut-il, oui ou non, revenir sur la parole donnée ? C’est ainsi que la question était posée. Tout au moins au début. Force est de constater que ce débat essentiel a été perverti. Il dérape vers une sorte de procès populaire qui, par médias interposés, tente de juger les protagonistes italiens des années 1970. Tout le monde s’y met. Des deux côtés des Alpes, des centaines de plumes sont soudainement brandies. Et combien savent exactement qu’elles rallument le souvenir d’une guerre inavouable ?

On assiste à une espèce de conflit de communiqués. "Nous revendiquons notre lutte", disent les uns. "Vous n’êtes que des vulgaires criminels. L’Etat l’a emporté, et maintenant vous devez payer", rétorquent les autres. Cette poursuite d’un conflit au moyen de déclarations, d’articles, démontre que la haine est encore vivante, vingt ans après la fin du conflit ! Une guerre dont les deux parties en cause devraient, au moins, avoir la décence de ne pas être fières.

Comment peut-on être fier des deuils qui ont marqué des familles ? Comment peut-on être fier du cimetière politique dont a hérité la société italienne ?

Cette leçon de l’histoire est valable pour les forces politiques, de droite comme de gauche, qui ont fait bloc autour de l’Etat démocrate-chrétien, tout comme pour les anciens militants des organisations révolutionnaires de l’extrême gauche. Il faut dire que, pour ces derniers, nous les exilés politiques, le choix des termes, des mots que nous décidons d’employer, n’est pas un choix marqué par la simplicité. L’Etat italien n’a eu de cesse d’emprisonner dans son code pénal toutes les paroles d’apaisement.

"Repentir" : comment employer ce mot, dès lors qu’il a été confisqué pour illustrer la "loi sur les collaborateurs de justice" et qu’il est devenu synonyme de "délateurs".

"Dissocié" : cet autre terme désigne la loi sur l’"abjuration", un concept qui a été ressuscité en s’inspirant des philosophes de la Sainte Inquisition.

Force est de constater que l’Etat italien a piégé les termes d’apaisement. Il les a kidnappés dans son code pénal, les arrachant à la morale. Cela explique, en partie, que nous nous trouvions dans une impasse, où l’esprit partisan, le ressentiment, l’envie de vengeance, la haine persistent.

Giorgio Bocca a connu la guerre antifasciste dans les maquis, en 1943. Il s’est ensuite affirmé comme l’un des meilleurs journalistes italiens. Voici ce qu’il écrivait en conclusion d’un long reportage effectué dans les prisons spéciales de la Péninsule : "Celui qui cherche une solution politique à un événement qui fut politique est accusé d’être un ’laxiste’... Celui qui a la conscience historique des erreurs et des responsabilités de la gauche italienne et du ’mauvais gouvernement’ de la droite perçoit la nécessité d’une cicatrisation de la blessure. Les guérilleros avec qui j’ai parlé sont des hommes, pas des monstres. Leurs erreurs sont dans nos erreurs, leurs illusions dans les illusions de notre culture, de notre messianisme..."

Ces lignes datent de 1985. Qu’attend donc l’Etat italien ? La guerre est finie, même si, officiellement, elle n’a jamais eu lieu. Il faut aujourd’hui l’écrire.

Enrico Porsia, ancien militant des Brigades rouges, est journaliste à amnistia.net

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