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Cesare Battisti : 11 septembre, 11 mars. Quels enjeux ?

Publie le vendredi 19 mars 2004 par Open-Publishing

Le citoyen européen doit être prêt, pendant la longue « guerre contre le terrorisme », à renoncer à ses libertés constitutionnelles. L’Etat de droit est remis en cause

Illu QUENTIN VAN GIJSEL

JEAN-CLAUDE PAYE, sociologue

Le 11 mars

A l’occasion des attentats du 11 mars, on voit apparaître sur nos écrans de télévision un ensemble de « spécialistes » du terrorisme faire un amalgame entre al Quaeda, l’ETA et divers réfugiés politiques. Ils font du terrorisme un terme générique qui doit se substituer à l’ensemble des situations concrètes. Ils réclament la mise en place immédiate du mandat d’arrêt européen et s’offusquent, par exemple, de la remise en liberté de Cesare Battisti.

Le mandat d’arrêt européen permet une remise quasi automatique par un Etat membre d’une personne demandée par une autorité judiciaire d’un autre Etat européen. Par rapport aux procédures d’extradition, ce mandat supprime tous les contrôles politiques et judiciaires portant sur le fond et la légalité de la requête ainsi que les recours possibles contre celle-ci. La demande est ainsi inconditionnellement satisfaite et légitimée par les autres pays, quelle que soit sa légalité ou sa conformité aux principes d’un Etat de droit. Il devait entrer en vigueur le premier janvier 2004 dans de nombreux Etats membres, dont la Belgique.

Adoptée au niveau de l’Union européenne et déjà intégrée dans les législations nationales, cette mesure peine à se mettre en place. Ainsi, l’Italie a encore utilisé la procédure d’extradition pour demander la remise de l’écrivain Cesare Battisti. Condamné par contumace après une parodie de procès, sur base du seul témoignage d’un repenti, et réfugié en France depuis de nombreuses années, sa demande d’extradition avait déjà été rejetée par le pouvoir politique en 1991. Le nouveau gouvernement est revenu sur cette décision et a décidé de procéder à l’extradition. Après plusieurs semaines de détention, avant de se prononcer sur le fond, le tribunal de Paris a décidé de remettre l’écrivain en liberté. Cette possibilité de faire respecter les règles élémentaires d’un Etat de droit disparaît avec le mandat d’arrêt européen, Battisti aurait été remis immédiatement aux autorités italiennes.

Une des premières conséquences de ces attentats serait la fin des dernières résistances à l’utilisation du mandat d’arrêt européen ainsi qu’au renforcement des mesures incontrôlables, prises dans le cadre de la coopération judiciaire et policière entre les pays européens et avec les Etats-Unis. On peut ainsi craindre une accentuation du processus de suspension des garanties constitutionnelles mis en place au lendemain du 11 septembre.

Le 11 septembre

Les attentats du 11 septembre ont été l’occasion d’une formidable accélération de la mutation du droit pénal enregistrée dans les pays occidentaux. Un premier projet de loi, baptisé « Anti-terrorism Act », fut déposé au Congrès des Etats-Unis quelques jours après les attentats. Il s’agit d’un texte fort dense de cent vingt pages qui comprend des centaines de renvois. Le droit pénal américain étant fort complexe, il faut normalement de nombreux mois pour élaborer un tel texte. On peut donc légitimement supposer qu’il était prêt bien avant les attentats.

L’« USA Patriot Act » finalement voté le 26 octobre 2001, autorise le ministre de la Justice à faire procéder à l’arrestation et à placer en détention tout étranger suspecté de mettre en danger la sécurité nationale. Ces mesures furent étendues par le « Military Order » du 13 novembre qui permet de soumettre les non citoyens américains, suspects d’activités terroristes, à des juridictions spéciales et de les maintenir en détention illimitée. Ces deux mesures créent des zones de non droit. Elles suspendent ou suppriment le statut juridique de ces personnes. Celles-ci sont totalement dans les mains du pouvoir exécutif et échappent à tout contrôle judiciaire. De même, les prisonniers capturés en Afghanistan et parqués à Guantanamo, ne peuvent disposer du statut de prisonnier de guerre tel qu’il est défini par la Convention de Genève.

En ce qui concerne l’Union européenne, on est aussi frappé par la rapidité avec laquelle les différentes dispositions ont été prises. Le projet de Décision-cadre relative au terrorisme et celui installant un mandat d’arrêt européen ont été déposés par la Commission une semaine après les attentats. Ils furent adoptés rapidement.

Si l’on étudie les mesures prises dans le cadre de l’Union européenne, il apparaît que sur les onze propositions immédiatement déposées après les attentats, six étaient déjà examinées avant le 11 septembre et que quatre autres étaient en préparation (1).

L’enjeu de ces dispositions peut être résumé par le contenu du courrier électronique expédié par une conseillère du ministre du commerce britannique, dans l’heure qui suivit l’attaque, à des collègues du ministère : « c’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre » (2).

Un processus de légitimation

Les mesures prises à l’occasion des attentats finalisent la mutation du droit pénal et lui donnent une légitimité. Ce qui était réalisé, en l’absence de toute publicité, apparaît au grand jour et se trouve rétrospectivement justifié. Ce qui ne veut pas dire que les processus de décisions deviennent transparents. Au contraire, toutes les lois sont votées sans débat. L’absence de confrontation sur le contenu des législations laisse la place à un discours paradoxal : il s’agit de mesures justifiées par l’urgence mais qui s’inscrivent dans une guerre de longue haleine contre le terrorisme. L’état d’urgence s’inscrit dans la durée. Il est considéré comme une nouvelle forme de régime politique ayant pour vocation la défense de la démocratie et des droits de l’homme. Autrement dit, le citoyen doit être prêt, pendant une longue période, à renoncer à ses libertés concrètes, afin de maintenir un ordre démocratique autoproclamé et abstrait.

Le fait que la plupart de ces actes prennent la forme de la loi indique bien que le pouvoir s’engage sur le long terme. Pour cela, il recherche une nouvelle légitimité et veut que les populations consentent au démantèlement de leurs garanties constitutionnelles.

Une suspension du droit

Comme les dispositions américaines, les mesures européennes procèdent à une suspension des garanties constitutionnelles, tout en procédant à la mise en place d’un nouvel ordre juridique. Les incriminations spécifiant le terrorisme permettent l’utilisation de techniques d’exception à tous les stades de la procédure pénale, de l’enquête au jugement. De même, le mandat européen permet de lever les mécanismes de protection, mis en place par l’Etat requis.

La suspension du droit est l’expression d’un pur rapport de forces. Elle est la représentation juridique de l’exercice de la violence pure. Ces dispositions, qui procèdent à une suspension du droit, sont caractéristiques de l’Etat d’exception. Dans le contexte de la lutte antiterroriste, cette forme de gouvernement n’a cependant pas un caractère provisoire. Elle s’inscrit dans la durée, celle d’une guerre de longue haleine contre un ennemi constamment remodelé. On peut parler d’une véritable mutation puisque c’est l’existence même de l’Etat de droit qui est remise en cause.

Un renforcement

des procédures d’exception

Le Conseil de l’Union européenne a établi une liste d’organisations considérées comme terroristes. L’inscription d’un groupe sur cette liste ne résulte pas d’un jugement d’ordre judiciaire mais d’une volonté des exécutifs nationaux, qui n’ont nullement à justifier leur décision ou à faire la preuve de leurs allégations. Pour l’organisation concernée, cela a pour conséquence le blocage de ses avoirs et de ses activités. L’office européen de police dispose également d’une liste secrète. Toute personne soupçonnée de faire partie ou de participer à des activités même légales (par exemple un comité de défense de prisonniers politiques) d’une organisation reprise dans cette liste peut faire l’objet de mesures spéciales de surveillance et d’écoutes. Ces procédures dérogatoires sont bien entendu incontrôlables et aucun recours n’est possible. Il n’y a plus de séparation formelle des pouvoirs, le pouvoir exécutif et ses appareils autonomes, telle la police, occupent ainsi une fonction de magistrat.

La coopération policière avec les Etats-Unis autorise également un échange et une utilisation incontrôlable de données personnelles. La responsabilité des polices, telle Europol, n’est nullement engagée dans le traitement erroné ou frauduleux des informations.

Les accords d’extradition et de coopération judiciaire, récemment signés entre les USA et l’Union européenne, font des tribunaux spéciaux américains, la base sur laquelle se construit le nouvel ordre mondial. Ces accords, dont la plus grande partie reste secrète sont modelés de telle manière que les autorités américaines puissent en permanence poser et faire aboutir de nouvelles exigences.

Les attentats du 11 mars sont une occasion pour les gouvernements européens de développer et de légitimer des procédures dérogatoires au droit commun déjà en place. Ils permettent aussi à l’exécutif américain de pousser plus en avant la subordination des appareils policiers et judiciaires européens à leur système politique.

(1)Web http://www.statewatch.org/observatory2b.htm, 30/7/2002.

(2) « Un très bon jour pour », Le Monde diplomatique, septembre 2002, p.10.

http://www.lalibre.be/article.phtml?id=11&subid=118&art_id=158530