Accueil > Cesare Battisti : Deux ou trois choses que nous, Français, pouvons vous dire

Cesare Battisti : Deux ou trois choses que nous, Français, pouvons vous dire

Publie le samedi 20 mars 2004 par Open-Publishing

Article qui a paru dans le quotidien Il Manifesto

« E’ cosi francese questa storia » écrivait la Stampa du 2 mars dernier, en évoquant l’attitude des intellectuels et de la gauche française face à la procédure d’expatriation engagée à l’encontre de Cesare Battisti. Des Français un peu à côté des réalités, ignorant ce que fut la situation en Italie de ce que l’on a appelé les « années de plomb », voilà ce que nous serions. C’est ce que reprend dans le même journal, puis dans Le Monde, Barbara Spinelli, traçant le portrait robot, « l’identitik », des intellectuels français.

La ranc¦ur déversée dans la majorité de la presse italienne sur les personnes qui se mobilisent en France pour éviter l’extradition de Battisti nous a étonnée. C’est de cet étonnement et de ses raisons que nous voudrions faire part ici.

Nous sommes tous deux des amis du groupe il manifesto depuis plus de trente ans et avons connu à ses côtés beaucoup d’espoirs et vécu beaucoup de désillusions et de tragédies. Nous connaissons moins que les lecteurs de ce journal la situation italienne, notamment des « années de plomb », mais mieux que ne le supposent les Spinelli et consort.

Notre combat en faveur de Cesare Battisti n’est pas d’abord un combat contre l’Italie, ni contre son gouvernement, ni contre son Premier ministre, ni contre sa justice. C’est d’abord un combat français, franco-français même. Au travers de ce combat c’est la continuité de la tradition républicaine en France qui, pour une grande partie de ceux qui se sont mobilisés, est en jeu. Nous craignons qu’une décision d’extradition de Battisti ne lui porte un coup sérieux.

La forme actuelle de la république française est née à la fin du XIX° avec l’avènement de la III° République. Elle est la fille de deux grands combats : la laïcité et l’amnistie des communards. Si le premier aspect est assez connu, le second a donné lieu à moins de travaux ou d’études.

La question de l’amnistie des Communards est totalement liée à celle de la construction de la République, entre 1871 et 1880.. Dès l’automne 1871, c’est-à-dire dans les mois qui suivent l’écrasement de la Commune de Paris (mai 1871), la revendication d’une amnistie des condamnés accompagne la revendication d’une levée de l’état de siège et de la construction d’une République conçue comme le seul régime capable d’assurer la réintégration des communards dans le corps social, de reconstituer l’unité du corps civique, d’être un modèle de tolérance par la démocratie. Ce fut un combat incessant, qui a mobilisé une foule de militants. A chaque élection, les républicains présentaient des communards en position éligible.Ce combat fut aussi porté par des homme d’une grande autorité morale comme Louis Blanc ou Victor Hugo. Ce dernier en fera le point unique de son programme électoral et sera élu au Sénat sur cette base.

De 1871 à 1879, l’amnistie est au c¦ur des combats républicains. Les opposants royalistes, bonapartistes, ou républicains extrêmement modérés qui rêvent de s’allier à eux, la combattent au nom de la nécessaire justice qui doit passer jusqu’au bout, de la punition exemplaire, de la justification de la justice militaire qui « a ¦uvré avec tant d’intelligence et de c¦ur », au nom du refus d’amnistier les contumaces (qui n’ont pas payé) ou les « droits communs ». Or à peu près tous les communards sont des « droits communs ».

En 1879, Gambetta demande et obtient de l’Assemblée le vote d’une amnistie générale, « première pierre de l’unité nationale », en même temps qu’est créée la fête nationale du 14 juillet, et que les Chambres, installées à Versailles depuis 1871, retournent à Paris.

Cette référence fondatrice n’est absolument pas une référence morte. Passons sur l’après guerre de 39-45, très complexe, pour nous arrêter un instant sur la guerre d’Algérie, très proche de nous. Dès la signature des accords d’Evian, qui mettent fin à la guerre, des voix s’élèvent pour réclamer l’amnistie. Rappelons le contexte : on est alors très proche d’une guerre civile, après un putsch manqué d’une partie de l’Etat Major, et en pleine vague d’attentats de l’OAS. Et la personne même du général (et, plus grave pour lui, de sa femme) a été visée à plusieurs reprises, dans des tentatives d’assassinat qui ne sont pas des simulacres.

Pour envisager l’amnistie, le général exige que le combat contre l’OAS soit d’abord gagné. Après différentes mesures partielles, l’amnistie générale est votée en juillet 1968 (incluant tous les Français qui ont fait du soutien au FLN ou combattu dans ses rangs), parce qu’il est impératif de recréer l’unité nationale sur le passé un peu lointain de la guerre d’Algérie (6 ans… sans commentaires) pour pouvoir se pencher sur les fractures nouvelles qui viennent de s’ouvrir avec mai 68. Une loi d’amnistie pour les étudiants engagés dans les manifestations violentes a d’ailleurs déjà été votée dès le 24 mai 68, sans causer de remous.

Nul doute que Mitterrand ait cherché à se situer dans cette tradition, lors de son arrivée au pouvoir, qui a elle aussi constitué un traumatisme pour beaucoup de gens, en insérant une loi d’amnistie dans une politique plus large de défense et d’élargissement des libertés. Suppression des tribunaux militaires, abolition de la peine de mort, et amnistie présidentielle assez large qui touche, contrairement à ce qui a été écrit en Italie (« les Français sont prêts à absoudre les "terroristes italiens" et ne pardonnent rien à leurs propres terroristes ») les responsables d’Action Directe, emprisonnés pour mitraillages et attaques à mains armées contre des policiers. Quelques années plus tard, au milieu des années 80, ceux-ci repassent à la clandestinité, et commettent plusieurs assassinats, dans une solitude quasi absolue, sans aucun lien avec un quelconque mouvement de masse. Leur dossier doit être rouvert. Et dans un premier temps, leurs conditions de détention (jugées inhumaines par Amnesty International) doivent être au moins décentes.

L’accueil offert aux réfugiés italiens s’inscrit directement dans la tradition française que nous avons décrite : offrir une voie pour sortir de l’action violente, offrir une chance de réinsertion. Cet accueil relève aussi d’une conception « républicaine » de la construction européenne. Ça a parfaitement fonctionné. Pas un seul des réfugiés italiens n’a trahi la confiance faite et la parole donnée.
Alors, qu’on arrête. Il est temps de sortir de la vengeance. Et de faire un peu de politique. Et que l’on commence à poser les vraies questions, au premier rang desquelles nous plaçons l’amnistie.

Pour nous l’amnistie est une mesure politique, ce n’est pas une mesure morale. C’est la recherche d’une forme de réintégration dans le corps social de ceux qui en ont été éloignés.

« Les guerres civiles ne sont finies qu’apaisées. En politique, oublier, c’est la grande loi. Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli » écrivait Victor Hugo (que nous n’avons jamais confondu avec Cesare Battisti). En cela l’amnistie se distingue de la grâce, qui n’est pas un oubli, mais une manière de maintenir le « gracié » dans une situation de soumission, d’infériorité.

Et l’amnistie ne permet pas uniquement « d’oublier ». Elle est aussi un moyen politique de passer de la dimension émotionnelle (faire son deuil avec ses tripes, se venger - même de manière moins vulgaire que ne le souhaite Luciano Violante - etc.) à la dimension historique (commencer un travail de réflexion sur ce qui s’est produit, sur les causes, les diverses facettes - économiques, sociales, politiques, géopolitiques, etc. - de ces questions). L’amnistie est une manière d’engager un travail d’histoire, de commencer à faire les comptes avec le passé.

En tant que Français, amis de l’Italie de longue date, nous nous permettons de vous poser une question : l’absence de débat sur l’amnistie dans votre pays n’est-il pas une manière de refuser de faire les comptes politiques avec ce passé là, dans toutes ses dimensions : la stratégie de la tension, le rôle des services secrets, de la CIA, de Gladio, de la loge P2, de l’affaire Aldo Moro, du compromis historique, des « années de plomb » ?

Le fait que 35 ans après le massacre de la Piazza Fontana, on n’ait toujours pas trouvé de coupable (cf. le jugement de la cour d’appel de Milan du 12 mars), n’illustre-t-il pas, au delà des difficultés qui ont émaillé la procédure depuis 1969, cette renonciation collective à faire les comptes politiques de la période ? Le fait de maintenir vivace, 25 ans après, la détestation à l’égard des militants d’extrême gauche qui ont été impliqués dans les tourments de la période, qu’ils soient en prison ou en exil, n’est-il pas une manière de masquer cette renonciation ?

Alexandre Bilous (collaborateur d’Il Manifesto)
Dominique Manotti (Ecrivaine)