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La descente aux enfers

Publie le mercredi 9 avril 2003 par Open-Publishing

La guerre injuste menée contre l’Irak par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et leurs alliés, qui exploitent à outrance l’acte insensé du 11 septembre 2001, est une étape décisive dans la mise en œuvre du nouvel ordre mondial programmé depuis près de vingt années. Il y a plusieurs niveaux d’analyse relatifs à ce bouleversement aux conséquences incalculables.
Le premier est humanitaire. Nous sommes face à une situation tragique de l’histoire de l’humanité actuelle. Nous assistons pour la première fois à une agression planifiée de grande envergure, pour liquider un régime par la force, punir une nation et agresser un peuple, sans raison valable ni cadre juridique international, au vu et au su de la communauté internationale et de pays dits "frères" de l’Irak. Tout cela sans que personne n’agisse concrètement pour arrêter le massacre, malgré les efforts louables de certains pays comme la France, pour tenter de faire prévaloir la solution diplomatique.
Aujourd’hui règne une situation de non-assistance à peuple en danger, de manière caractérisée. Dénoncer la guerre et demander son arrêt est nécessaire, mais pas suffisant. Car seuls des moyens de pression pour rétablir des rapports de force plus ou moins équilibrés sont capables d’arrêter la folle machine meurtrière.
La loi du plus fort, la loi de la jungle, la brutalité organisée et ce système nihiliste sophistiqué imposent une logique destructrice pour les peuples sans défense suffisante. C’est humainement inadmissible, moralement indigne, déontologiquement inqualifiable. Quels que soient les erreurs, les fautes et les crimes du régime irakien, rien ne peut justifier la guerre contre l’Irak, de surcroît en dehors de tout principe humain. Parler de " guerre humanitaire" est le comble de l’absurde, de l’ignominie et de l’hypocrisie.
Le deuxième niveau est politique. Si, humainement, cette guerre est foncièrement immorale, sapant le peu de crédit qui restait aux Etats-Unis, vu leur politique des deux poids deux mesures et leur alignement aveugle sur l’Israël de Sharon, politiquement, elle est totalement illégitime. Ce n’est ni de la légitime défense ni une réponse à une menace imminente et réelle sur la sécurité américaine ou celle de la région et du monde.
En vérité, à travers la guerre en Irak, les Etats-Unis cherchent à imposer leur hégémonie sur le monde entier en tant qu’ unique superpuissance. Politiquement, l’objectif est grotesque et utopique : nulle nation ne peut contrôler la totalité du monde, quelles que soient ses capacités et ses ambitions. Mais si l’inertie, l’impuissance et la non-assistance à peuple en danger perdurent, les Etats-Unis continueront à chercher à réaliser l’impensable, au détriment des valeurs communes de tous les peuples.
Le troisième niveau est d’ordre juridique. Cette guerre est illégale sur tous les plans, au regard de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Charte des Nations unies et du droit international. La loi du plus fort, fondée sur la supériorité militaire, l’idéologie belliciste et l’ordre unipolaire et unilatéral, va déstabiliser les relations internationales durant de longues décennies. La reconstruction des normes juridiques internationales de l’ONU et des relations entre les pays va être particulièrement difficile. Le recul du droit, le non-droit et la mise en application du concept inique de "guerre préventive" sont un retour au temps de la "djahilya", la violence primitive.
Quelles leçons en tirer pour les pays arabes ? Il est temps de démocratiser nos sociétés du dedans. C’est le rempart, le bouclier, le barrage contre les dérives internes et les pressions externes qui vont devenir de plus en plus pressantes et directes.
Si la plupart des régimes arabes sont aujourd’hui impuissants ou complices de ce crime à ciel ouvert, c’est parce qu’ ils sont illégitimes et non représentatifs. Pour pouvoir mobiliser un peuple face aux risques et menaces, résister aux pressions extérieures et affirmer sa solidarité avec d’autres peuples frères ou amis, il y a lieu d’être légitime et crédible.
Tous ceux qui, en Occident comme en Orient, parlent de "choc des civilisations" se leurrent : c’est un concept de diversion. Les vrais problèmes sont d’ordre politique et non religieux. Il s’agit de questions de justice et de droit, plus que de sens spirituel de la vie. Même si les uns et les autres, extrémistes de tout bord, abusent des symboles religieux dans ce type de confrontation, à commencer par l’administration américaine elle-même.
S’il est vrai que l’islam est méconnu, son image injustement déformée par certains des siens et des étrangers, et les musulmans perçus comme "le nouvel ennemi" et "l’axe du Mal", c’est une vision erronée et infondée qui ne doit pas nous entraîner dans de faux débats et de faux dilemmes. Certes une atmosphère de croisade, de racisme et de relents fascisants guide certains dans cette guerre, avec leurs préjugés, envers les Arabes, définis à tort comme antimodernes et anti-occidentaux, mais à travers le monde occidental, il y a aussi nombre d’opinions objectives, attachées à la paix et aux idéaux transnationaux.
Le facteur économique est aussi compris comme un élément majeur. Un des buts, pour les Etats-Unis, est de s’emparer des richesses énergétiques de l’Irak.
Par ailleurs, entre autres incidences, le conflit renforcera l’influence des extrémistes israéliens et la répression des Palestiniens, autres laissés-pour-compte. Les "Etats voyous" ne sont pas seulement ceux qu’on croit, nous disent Jacques Derrida et Noam Chomsky dans leur dernier ouvrage respectif, où ils analysent la question avec justesse, chacun dans sa spécialité.
Il serait temps que chaque citoyen arabe sache que le changement salutaire ne peut venir que de l’intérieur. On ne peut pas indéfiniment différer la question de la démocratie, sous prétexte que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui, que 40 % à 50 % des citoyens sont analphabètes, imprégnés de la culture tribale ou mus par des réflexes anarchiques. Situation aggravée, nous dit-on, par l’épouvantail islamiste et les problèmes socio-économiques.
Certes, un Etat fort est vital, mais un Etat de droit est incomparablement plus porteur d’avenir, d’autant que, malgré les apparences, rien ne l’interdit, ni le Coran, ni la tradition prophétique, ni l’histoire de nos pays, bien au contraire. Au vu de la marginalisation des élites, du jeu politique fermé et du mépris de la chose démocratique, au vu aussi de la pérennité de la mentalité du parti unique avec ses opportunistes, ses prédateurs et ambitieux sans mesure, il y a encore du chemin à faire.
Que la guerre criminelle contre l’Irak puisse servir de déclic pour la prise de conscience de l’état de crise dans lequel se trouve l’humanité actuelle et de l’état déplorable, gravissime, dans lequel se trouvent les pays arabes et musulmans. Sinon, la descente aux enfers, pour tous, ne fait que commencer.

* Mustapha Cherif, professeur de philosophie politique à l’université d’alger, est ancien ministre de l’enseignement supérieur, ancien ambassadeur d’algérie au caire, ancien délégué permanent auprès de la ligue des etats arabes.