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Un mur comme arme de guerre

Publie le jeudi 25 mars 2004 par Open-Publishing

C’est devenu quasiment un réflexe, de la part des gouvernements, d’invoquer des questions de sécurité lorsqu’ils désirent entreprendre toute action susceptible d’être critiquée et cette sécurité sert bien souvent de prétexte à autre chose. Il convient toujours d’être très attentif, à ce propos. La prétendue clôture de sécurité d’Israël, qui fait dès aujourd’hui l’objet d’auditions à la Cour Internationale de Justice de La Haye, illustre parfaitement nos propos. Peu de gens remettraient en question le droit d’Israël à se protéger des attaques terroristes comme celle qui a eu lieu hier, même le droit à construire un mur de sécurité, en admettant qu’il s’agirait là d’une précaution appropriée. Il n’y aurait pas de controverse non plus sur le lieu de construction d’un tel mur si la sécurité constituait la préoccupation majeure : à l’intérieur même d’Israël, en deçà des frontières internationalement reconnues, c’est-à-dire la Ligne Verte fixée au lendemain de la guerre de 1948-49. Le mur pourrait dans ce cas être aussi protecteur que les autorités l’ont envisagé : surveillé par l’armée des deux côtés, lourdement miné, impénétrable. Un tel mur optimaliserait la sécurité et il n’y aurait pas de protestations internationales ni de violation des lois internationales non plus.

Cette remarque a été bien comprise. Alors que la Grande-Bretagne soutient l’opposition de l’Amérique aux auditions de La Haye, son ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, a écrit que le mur est « illégal ». Un autre fonctionnaire ministériel, qui a inspecté la « clôture de sécurité », a déclaré qu’elle devait se trouver sur la Ligne Verte ou, « en effet, du côté israélien de cette ligne ». Une commission d’enquête du Parlement britannique préconisait également que le mur fût construit en territoire israélien et condamnait la barrière comme faisant part d’une « stratégie délibérée » de la part d’Israël « visant à soumettre la population ».

Ce que fait réellement ce mur, c’est accaparer des terres palestiniennes. C’est également de cette façon que le sociologue israélien Baruch Kimmerling a décrit la guerre d’Israël, la qualifiant d’« assassinat politique » perpétré contre les Palestiniens contribuant à transformer les communautés palestiniennes en prisons près desquelles les bantoustans sud-africains ressemblaient à des symboles de liberté, de souveraineté et d’autodétermination.

Même avant que la construction de la clôture ait été entamée, les Nations unies estimaient déjà que les clôtures, projets d’infrastructures et colonies d’Israël avaient créé 50 poches palestiniennes séparées les unes des autres sur le territoire même de la Cisjordanie. Au moment où l’on envisagea la construction du mur, la Cisjordanie estima qu’il allait isoler entre 250 000 et 300 000 Palestiniens, soit plus de 10% de la population, et qu’il allait annexer effectivement jusqu’à 10% du territoire cisjordanien. Et lorsque le gouvernement d’Ariel Sharon publia enfin la carte qu’il projetait, il apparut clairement que le mur allait morceler la Cisjordanie en 16 enclaves isolées et réduire à 42% à peine les terres cisjordaniennes que Monsieur Sharon avait dit précédemment pouvoir céder à un Etat palestinien.

Le mur a déjà fait main basse sur les terres les plus fertiles de la Cisjordanie. Et, cruellement, il accroît le contrôle israélien sur d’importantes réserves d’eau qu’Israël et ses colons peuvent accaparer quand ils le désirent, alors que la population indigène est très souvent privée d’eau potable.

Les Palestiniens vivant dans la bande entre le mur et la Ligne Verte auront l’autorisation de demander le droit de vivre dans leurs propres maisons ; de leur côté, les Israéliens, automatiquement, ont le droit d’utiliser ces terres. « Se retrancher derrière des raisons sécuritaires et le langage bureaucratique faussement neutre des ordres militaires constitue la porte ouverte à l’expulsion », écrivait la journaliste israélienne Amira Hass dans le quotidien Haaretz. « Goutte à goutte, sans se faire remarquer, en quantités infirmes de façon à ce que cela ne se remarque pas à l’étranger et que cela ne choque pas l’opinion publique ». La même chose est vraie pour les tueries régulières et autres actes quotidiens de terreur, de brutalité et d’humiliation perpétrés durant 35 années d’occupation très dure, dans le même temps que les terres et les ressources ont été accaparées au profit des colons séduits par de plantureux subsides.

Il est également probable qu’Israël va transférer en Cisjordanie occupée les 7 500 colons qu’il a déclaré vouloir retirer, ce mois-ci, de la bande de Gaza. Ces Israéliens, aujourd’hui, disposent de vastes terres et d’eau fraîche, alors qu’un million de Palestiniens survivent à peine, leurs rares réserves d’eau étant pratiquement inutilisables. Gaza est une prison et la ville de Rafah, dans le Sud, est systématiquement démolie, tandis que ses résidents sont privés de tout contact avec l’Egypte et sont également coupés de la mer.

C’est une erreur de qualifier tout cela de politique israélienne. Il s’agit d’une politique américano-israélienne rendue possible par le soutien incessant des Etats-Unis à Israël sur les plans militaire, économique et diplomatique. Cette politique est bien réelle depuis 1971 lorsque, avec le soutien américain, Israël a rejeté toute une offre de paix de la part de l’Egypte, préférant l’expansion à la sécurité. En 1976, les Etats-Unis votaient une résolution du Conseil de sécurité réclamant une partition en deux Etats, conformément à un très vaste consensus international. La proposition de partition en deux Etats bénéficie du soutien de la majorité des Américains, de nos jours, et elle pourrait être appliquée immédiatement si Washington le souhaitait réellement.

Tout au plus, les auditions de La Haye se termineront-elles par une décision consultative disant que le mur est illégal. Cela ne changera strictement rien à l’affaire. Toute chance réelle de règlement politique et toute possibilité de vie décente pour le peuple de la région dépendent avant tout des Etats-Unis.

* Noam Chomsky, professeur de linguistique au MIT (Massachusetts Institute of Technology), est l’auteur de nombreux ouvrages. Nous citerons : Responsabilités des intellectuels, Agone, Marseille, 1998, Le nouvel humanisme militaire, Page Deux, Lausanne, 2000, Élections 2000, Sulliver, Paris, 2001, La conférence d’Albuquerque, Allia, Paris, 2001 ; De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, Marseille, 2001 ;11/9, Le Serpent à plumes, 2001.

(Traduit de l’anglais par J.M.Flemal) Texte provenant du site A l’encontre