Accueil > Cesare Battisti : Lettre ouverte à madame Spinelli

Cesare Battisti : Lettre ouverte à madame Spinelli

Publie le jeudi 1er avril 2004 par Open-Publishing

Madame,

Je viens d’apprendre que les juges de la cour d’appel de Milan ont décidé, le 12 mars, d’acquitter les néo-fascistes : Delfo Zorzi (réfugié au Japon et citoyen japonais), Carlo Maria Maggi et Giancarlo Rognoni, condamnés à perpétuité pour avoir été les auteurs ou les complices de l’attentat de la piazza Fontana en 1969. Je me souviens de la mort de l’anarchiste Pinelli, suicidé par un commissaire de police avant qu’enfin l’on découvrît que l’extrême droite, soutenue par certains qui avaient quelque intérêt à ce que se développât la stratégie de la tension, était commanditaire du massacre. Souvenez-vous du dispositif américano-européen de lutte contre la subversion d’extrême gauche en Europe, le GLADIO, soutenu par une partie de la démocratie chrétienne. Souvenez-vous des lois spéciales des années 70 qui peu à peu créèrent un appareil répressif tellement contraire aux droits de l’homme qu’Amnesty International les dénonça.

Auriez-vous la mémoire courte, Madame Spinelli ? Les « repentis », beau fleuron de l’état d’exception, ont retrouvé très vite la liberté, mais les victimes de leurs allégations sont encore en prison, simplement parce qu’elles ont refusé d’entrer dans ce système avilissant. En déduirais-je que pour vous la violence d’état est acceptable, elle ? En déduirais-je que le corpus de lois qui faisait de chaque contestataire un criminel en puissance et de Dalla Chiesa un grand inquisiteur des temps nouveaux, est acceptable, lui ? Ce que vous reprochez à Cesare Battisti c’est de ne pas s’être repenti, c’est-à-dire d’avoir le front de ne pas s’humilier. Vous reprochez aux journaux et aux écrivains qui soutiennent Battisti de ne point connaître les faits, mais outre ceux que vous taisez et que je viens d’évoquer, comment ne pas me dire que vous ne lisez pas la presse italienne et ses approximations, fausses et contradictoires informations. Voyez par exemple tout ce qui se dit autour de la mort du bijoutier Torregiani. Cet homme eut aussi la gâchette facile à ce qu’il me semble. Pourquoi omettre des informations qui rendraient compte de ce qui se passa réellement, y compris lors de la fusillade et avant celle-ci ? Un commerçant aurait-il le droit d’assassiner un voleur ?

Que penser de l’acharnement avec lequel des gens comme vous poursuivent de leur vindicte des personnes pour des faits aussi anciens, alors qu’ils se réclament d’une certaine grande idée de la justice ? C’est au nom d’une autre idée de la justice que certains prônèrent et menèrent la lutte armée dans les années soixante-dix. Me direz-vous que le pouvoir alors en place n’était pas corrompu ? Me direz-vous aussi que votre idée de la justice se dispense de réfléchir au terrorisme d’État alors florissant ? Réclamez-vous pour ses acteurs et complices, Berlusconi par exemple, travaux forcés ou prison à perpétuité ? Peut-être pensez-vous que ces gens-là ont assuré la continuité de la démocratie ? D’une démocratie qui écrase de mieux en mieux toute capacité de revendiquer le minimum de dignité humaine à ceux qu’elle considère comme les laissés pour compte de sa grandiose épopée marchande, d’une démocratie devenue sans mot dire un état d’exception et où ceux qui parlent en son nom ne se rendent même plus compte du rétrécissement de leurs facultés critiques. Qu’il leur est alors facile de gober la RAI sans songer un instant à remettre en perspective historique les commerçants qui règlent leurs comptes, les maffieux impunis, les bandes armées des politiciens au pouvoir, les manipulations de l’information par les journalistes, l’incapacité même d’un esprit qui se voudrait lucide à saisir tous les enjeux d’une situation sociale dont il est impossible d’avoir toutes les clefs.

Le terrorisme a sous sa forme étatique comme sous sa forme anti-étatique ou communiste fait beaucoup de morts et de blessés en ces années-là. Mais il me semble qu’aujourd’hui, de même que certains anciens artisans de la stratégie de la tension sont libres, voire aux rênes de l’état italien, il s’agirait peut-être de songer à l’amnistie.

J’aurais espéré madame, qu’ayant vécu en France depuis tant d’années, vous y auriez au moins compris ce que sens de l’amnistie veut dire. Les communards français furent amnistiés dix ans après la Commune. Mais, diriez-vous, ces gens-là furent de vrais insurgés, pas les « terroristes » italiens. C’est vous qui le diriez car la presse d’alors n’eut de cesse d’assortir leur évocation des pires épithètes de mépris. Que Monsieur Badinter ait pris parti en faveur d’un apaisement des esprits, pourquoi le lui reprocheriez-vous ? Nous devons à cet homme la suppression en France de la peine de mort, ce qui n’est pas rien.

Voyez-vous madame, mieux vaut choisir ce qui permet, même si cela n’est pas compris sur le champ par les spectateurs et les électeurs, choisir la voie de l’apaisement, la cinquième saison diraient des analystes. Quand des gouvernements ont choisi, sur la foi de la parole d’un autre, d’envoyer leurs troupes participer à des massacres de civils au Moyen-Orient (Afghanistan, Irak), comment va-t-on les juger ? Fallait-il tant de morts pour capturer un tyran ? Fallait-il tant de morts pour que l’on comprît qu’un président d’une démocratie occidentale allait désormais s’opposer à ses associés de la veille ? Que dire lorsqu’il utilise à des fins de campagne électorale des images de l’attentat du 11 septembre ? Que dire devant l’horreur du jeudi 11 mars à Madrid ?

Dans les années 70, il n’y eut pas que la lutte armée. De multiples expériences visèrent à transformer le monde et les relations humaines, quelques coups d’État savamment préparés mirent fin à des démocraties (au Chili par exemple), tandis que Franco finissait ses jours en toute quiétude. Tout cela vous le savez, accrochée à votre roc, à votre écueil d’omniscience politique et de penseuse autosatisfaite. Mais voyez-vous, moi qui ne lisais ni ne connaissais vos chroniques avant qu’une amie ne me donnât à lire votre prurit contre Cesare Battisti, je crois comprendre que votre itinéraire est marqué par une défiance telle de tout ce qui venait de l’ancienne URSS que vous en finissez bien par saluer ceux qui en France dénoncèrent son totalitarisme et soutinrent les dissidents. Quelle culpabilité traînez-vous, quelle absence de lucidité qui vous ferait aujourd’hui devoir être aussi persécutrice que le gouvernement berlusconien et évoquer une victime dans sa chaise à roulettes comme si cet homme devenait la métonymie de toutes les victimes de toutes les violences commises par les « communistes » ?

Vous qui habitez en France, vous savez sans doute que nombre d’anciens communistes, dans leur variante maoïste ou non, devinrent des défenseurs forcenés de tout ce qui s’éloignait de leurs anciennes convictions. Leur art de dire s’étant de mieux en mieux construit au fil des ans, ils en ont venus à soutenir que les Lumières menaient au Goulag. Il me semble hélas que loin d’être une Cassandre, visionnaire « inentendue », vous seriez, si l’occasion vous en était donnée, une nouvelle Clytemnestre la faisant assassiner. Mais de qui donc Clytemnestre était-elle la fille ?

Paris, le 13 mars 2004

Marie-Dominique Massoni

directrice de publication de la revue S.U.RR... (surréalisme, utopie, rêve, révolte)

http://surrealisme.ouvaton.org