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L’autre son de cloche sur les procès contre Cesare Battisti

Publie le vendredi 2 avril 2004 par Open-Publishing


En Italie, Valerio Evangelisti figure parmi les romanciers populaires les
plus doués. Il est né à Bologne en 1952. Formation d’historien (sciences politiques).
Il a remporté le Prix Urania en 1994 avec l’unanimité des juges, pour sa première œuvre
de littérature Nicolas Eymerich. Evangelisti a écrit quatre romans, reposant
tous sur le personnage historique réel de Nicolas Eymerich, un dominicain, inquisiteur
général d’Aragon, qui a vécu entre 1320 et 1399. Grand Prix de l’Imaginaire 1998.
Prix Tour Eiffel 1999. Prix Italie 2000 pour la fiction radiophonique. Après
avoir dirigé pendant dix ans "Progetto Memoria - Revue historique sur l’antagonisme
social", il est maintenant directeur éditorial de la revue "Carmilla", Président
de l’Archive Historique de la Nouvelle Gauche "Marco Pezzi" de Bologne et délégué général
de Aelita, une association européenne des professionnels du fantastique et de
la SF. (NdlR)


de Valerio Evangelisti

L’HOSTILITE d’une grande partie des juges italiens envers Berlusconi a fini par
conférer à la totalité de la magistrature de la péninsule une image progressiste,
chère au cœur des gauches (mais aussi des droites) modérées. Mais le "progressisme" des
magistrats italiens les plus opposés à Berlusconi a des limites précises. La
plus grande partie d’entre eux firent leur apprentissage dans la décennie suivant
1968, quand il s’agit de s’attaquer avec des lois de plus en plus répressives
au mouvement social qui renouvela l’Italie, cela bien avant que les groupes armés
représentent un problème sérieux.

Par la suite, après des massasses restés impunis, après des assassinats de jeunes
opposants (Saltarelli, Zibecchi, Varalli, Serantini, Lorusso, Masis) demeurés
eux aussi impunis, après des tentatives de coups d’État de l’extrême droite seulement
payés par des lampistes, une partie minoritaire des mouvements de contestation
prit les armes et la magistrature italienne se consacra à l’application des nouvelles
normes d’exception (1) qui aggravaient les normes anciennes. Soutenue par un
Parti communiste à l’éternelle vocation totalitaire, elle construisit des procès
dans lesquels les indices se substituèrent aux preuves, et dans lesquels on entrait
avec des chefs d’inculpation destinés à s’alourdir avec le temps, jusqu’à ce
que la détention affaiblisse tel ou tel accusé, le poussant à dénoncer ses co-inculpés
en échange d’une remise de peine.

L’affaire la plus horrible et spectaculaire est connue par sa date, 7 avril 1979,
qui en marqua le commencement : ce jour-là, Toni Negri et une douzaine d’autres
intellectuels furent arrêtés parce qu’un magistrat -Guiddo Calorego, notoirement « progressiste » et
proche du PCI-, les accusait d’être les chefs occultes et suprêmes des Brigades
rouges. Peu après, l’accusation fut complètement abandonnée. Cela n’empêcha pas
pourtant qu’à la fin du procès, les personnes arrêtées, dont le nombre s’était
entre-temps élevé à 142, finissent en prison ou en exil : au chef d’inculpation
d’origine s’était substituée une infinité d’autres

L’un des inculpés, l’enseignant Pietro Maria Greco, fut tué par la police le
9 mars 1985. Alors qu’il était désarmé, on lui tira dans le dos. Il fut achevé alors
que, moribond, il implorait de l’aide. Aucun de ses assassins n’a jamais subi
des conséquences judiciaires d’aucune sorte. C’est une dynamique semblable -on
entre en prison sous une accusation, on finit saucissonné par mille autres- qui
a caractérisé le parcours judiciaire de Cesare Battisti, au cours duquel tous
les instruments des « lois d’exception » furent expérimentés les uns après les
autres. Au point que, pour la première fois depuis sa naissance, Amnesty International
condamna un pays occidental, l’Italie, pour violation des droits de l’homme.

Ceci n’a évidemment pas été mentionné par Edmondo Bruti Liberati (Président de
l’Association nationale italienne des magistrats), dans son article paru dans
le journal Le Monde le 27 mars 2004. Ni par Armando Spataro, procureur adjoint
qui représenta l’accusation aux procès contre Battisti, interviewé par Le Monde
le 30 mars 2004. Avant d’aborder leurs déclarations, il faut souligner que les
deux interventions avaient été en quelque sorte pré-annoncées par le même Spataro
dans un article publié par le quotidien L’Unità (version on line) le 9 mars 2004.
Spataro y annonçait son intention de défendre la « bonne renommée » des magistrats
italiens dans l’affaire Battisti, à travers une campagne concertée par le syndicat
Magistrature Démocratique, par le Mouvement pour la Justice (présidé par le même
Spataro) et par l’association Magistrats européens pour la démocratie et les
libertés. Bruti Liberati semble l’avoir pris au mot puisque son article dans
Le Monde reprend de celui de Spataro des arguments et des phrases entières.

Parmi elles, un éloge du Président Sandro Pertini adressé à la magistrature italienne,
capable "d’être restée dans la légalité quand le terrorisme s’est manifesté".
Mais les limites de la légalité peuvent être largement dépassées par voie réglementaire,
et cela sans léser la constitution. Ce fut justement le cas de l’Italie. Un illustre
historien du droit, Italo Mereu, a pu sans mal, dans une étude devenue un classique
(Histoire de l’intolérance en Europe, 1988, éd. Bompiani), démontrer comment
la « législation d’exception » italienne des années 70 et 80 a été directement
modelée sur les procédures de l’inquisition. Dans un chapitre déterminant pour
notre démonstration, intitulé « Le gonflement du soupçon dans la contumace »,
Mereu démontre comment la charge des accusations pesant sur un inculpé tend à s’aggraver
de manière exponentielle, jusqu’à inclure, à titre de « preuve », la contumace
elle-même.

Spataro n’a pas dû lire l’étude de Mereu, puisque, ingénument, il nous révèle
que c’est seulement petit à petit que le rôle de Battisti se dévoila et prit
de l’ampleur au cours de l’enquête et des procès qui suivirent son évasion. Arrêté en
1979 au cours de la rafle qui frappa le Collectif autonome de la Barone après
le meurtre de Torregiani, condamné en mai 1981 à 12 ans et 10 mois de prison
pour participation à bande armée et détention d’armes, il s’évade de prison en
octobre de la même année. Sept années plus tard (!), le procès reprend en son
absence (Battisti est au Mexique). Cette fois, on l’accuse de rien moins que
de quatre homicides et de 32 autres crimes (nombre plus tard élevé à une soixantaine,
si l’on en croit la requête d’extradition). « Et par cette condamnation à perpétuité »,
pour citer Mereu, « se conclut, dans le meilleur des cas, un procès qui avait
commencé sur un léger soupçon d’hérésie ».

Mais quel est l’élément nouveau qui enterre Battisti sous une avalanche de nouvelles
inculpations ? C’est l’arrestation de Pietro Mutti, condamné pendant sa cavale
en 1981 et capturé l’année suivante, à la suite de l’évasion de Battisti. Il
appartient alors à Prima Linea, une organisation terroriste différente des PAC
(Prolétaires armés pour le communisme) dans laquelle militait Battisti, et il
se « repent » ; cela signifie qu’il essaie d’obtenir une remise de peine ou carrément
la liberté avec des révélations et des dénonciations d’ex-camarades (il est mieux
qu’ils soient en cavale, me permets-je d’ajouter). Dans le cas de Battisti, il
explique qu’il aurait tué personnellement, avec sa complicité, le gardien chef
Santoro et le policier de la Digos Campagna ; qu’il aurait participé « en couverture » à l’assassinat
du boucher Sabbadin ; qu’il aurait pris part au projet d’assassinat de Torregiani.
Mais les "révélations" de Mutti ne s’arrêtent pas là. Parmi ses autres mises
en causes, très nombreuses, figure celle des organisations palestiniennes qui
auraient, selon lui, armé les Brigades rouges. Il s’ensuit une enquête entière - appelée « l’enquête
de Vénétie » -, qui n’aboutira à aucun résultat. Disons que, comme témoin, Mutti
n’est pas des plus fiables. Et en fait, Bruti Liberati prend ses précautions
dans Le Monde : dans deux cas au moins -les assassinats de Sabbadin et de Torregiani-
Mutti ne fut pas la seule source de l’accusation. Son témoignage parut coïncider
avec des révélations d’autres inculpés des PAC qui avouèrent leur participation à des
crimes particuliers, mais sans accuser personne d’autre. Donc, il ne s’agirait
pas de « repentis ». Ce qui constituerait, selon Bruti Liberati, un élément indubitable
de preuve.

Bruti Liberati omet de dire que la personne du « repenti » ne fut pas le seul
personnage anormal que la « législation d’exception » italienne introduisit dans
le droit, dans le sillage des procédures de l’Inquisition. Il y eut aussi celle
du « dissocié » : soit un inculpé qui, en échange de remises de peine (moindres
que celles consenties au « repenti »), assure avoir renoncé à la lutte armée
(variante soft de l’antique institution de l’abjuration), admet les crimes qui
lui sont attribués personnellement et fournit des indices, sans mentionner les
noms de ses complices. Et de fait, les co-inculpés de Battisti (Giacomini, Spina,
Cavalina, etc.), se sont dissociés et leurs déclarations, confrontées à des années
de distance à celles de Mutti, ont donné substance à une « preuve ». Selon Bruti
Liberati, un élément probant naîtrait de la fusion entre ce que déclare un « repenti »,
et ce que déclare un « dissocié », alors même que ces deux catégories de "témoins" ont
pour finalité une réduction de leur condamnation.

Où seraient, donc, les éléments de preuve contre Battisti ? Le journaliste du
Monde qui a interviewé Spataro et Salvatore Aloïse semble les mentionner, dans
un paragraphe intitulé « témoins oculaires ». Il se réfère à l’affaire Torregiani
 : « Un témoin a tout vu, suivi les assassins, noté le numéro de la plaque, quand
ils ont changé de voiture pour s’enfuir ». Tout à fait vrai. Sauf que la chose
ne regarde pas du tout Battisti, au contraire de ce que semble croire le journaliste.
Elle concerne éventuellement Sante Fatone, dont la mère était propriétaire de
la Renault 4 qui servit de voiture-relais. Battisti, ce jour-là, n’était pas
là, il ne tua pas Torregiani, il n’en blessa pas le fils (touché accidentellement
par son propre père), il ne tira pas et il ne s’enfuit pas.

Je doute fortement qu’Armando Spataro, durant l’interview, ait soutenu le contraire
(comme je doute tout autant qu’il démentira jamais l’interprétation contraire
de l’intervieweur). Spataro nous explique plutôt, à propos de l’assassinat de
Sabbadin, que des témoins oculaires ont vu sur le lieu du crime un personnage
ressemblant à Battisti (« et c’est à ce moment », raconte-t-il avec une ironie
volontaire, que le repenti Mutti entre en scène pour confirmer). Dommage que,
au début de l’instruction de l’affaire Torregiani, on se soit retrouvé avec entre
les mains deux présumés assassins du bijoutier, tous deux de haute taille - alors
que les témoins oculaires avaient parlé d’un homme grand et d’un autre petit.
Contradiction brillamment résolue par la magistrature en affirmant que l’exécutant "petit" de
l’assassinat avait un aspect tellement plein d’autorité qu’il semblait grand
(!!!).

Belle instruction, du reste ! Armando Spataro devrait expliquer pourquoi on infligea à un
malheureux, Sisinnio Bitti, trois ans et demi de prison, simplement parce que
quelqu’un l’avait entendu se « dire d’accord » avec les meurtres de Torregiani
et de Sabbadin. Cela se traduisit en « soutien moral » à un meurtre, que seule
la législation italienne, modelée sur le droit inquisitoire, entreprit d’utiliser.
Il devrait aussi nous expliquer pourquoi ce même Bitti, sorti des interrogatoires à l’hôtel
de police avec une otite traumatique, ne put rien faire contre ses tortionnaires
parce qu’ils niaient l’avoir frappé. Spataro, spécialisé dans le « soutien moral »,
devrait justifier son propre « soutien moral » aux paroles de son collègue de
l’instruction, Alfonso Marra (aujourd’hui juge du siège) qui, à propos de l’usage
de la torture durant les interrogatoires, écrivait ceci : « Au cas où les violences
n’entraînent pas de maladie, mais seulement une sensation douloureuse transitoire
sans altérations organiques-fonctionnelles objectives, on parlera d’un autre
délit : celui de coups. Dans cette dernière hypothèse, il deviendrait impossible
d’avérer les faits sur le plan technique justement parce qu’en l’absence de maladie,
on ne dispose d’aucune confirmation objective ». Ce qui revient à dire qu’en
l’absence de conséquences physiques durables des mauvais traitements, les cas
de tortures infligées à des prisonniers (il y en eut treize durant l’instruction
de l’affaire Torregiani), seront déclassés en "coups", et puis classés, à moins
que la police elle-même ne s’autodénonce.

Que Spataro et Bruti Liberati, s’ils ont envie de parler, se prononcent sur cette
distorsion des normes les plus élémentaires de la justice, et sur tant d’autres
auxquelles la magistrature italienne s’abandonna durant les « années de plomb » (pour
n’en mentionner qu’une, durant le procès contre Battisti, l’utilisation à l’instruction
de sujets psychologiquement faibles et, en outre, mineurs). Autrement, je continuerai
de considérer Cesare Battisti comme la victime d’une justice droguée, qui n’a
jamais su éclaircir ses responsabilités. Donc, je continuerai de le présumer
innocent, comme devrait le permettre toute bonne conception du droit.
Et qu’ils cessent, ces messieurs, de soulever des questions spécieuses (la nouvelle
demande d’extradition serait valide parce que consécutive à une condamnation
définitive postérieure de deux ans au refus français de 1991 : en réalité, la
sentence de Cassation se limitait à confirmer celle de la Cour d’Appel). Et qu’ils
cessent aussi de se réclamer d’un « espace judiciaire européen ». Depuis quand
les innovations juridiques sont-elles rétro-actives ? N’est-ce pas justement
ce que vous reprochez à Berlusconi ? Et puis, vous savez mieux que quiconque
que Battisti n’a pas le moindre rapport avec Al Qaeda ou avec les « nouvelles
brigades rouges ».

Prononcez-vous sur tout cela, messieurs les magistrats et, après seulement, occupez-vous
de l’affaire Battisti. Je ne vous demande pas un repentir. Une simple dissociation
de vos collègues serait plus efficace.

(1) Pour les "lois spéciales" édictées de 1974 à 1982, voir l’article de Roberto
Bui (qui n’a pas pu être publié en Italie, ni en France)
Claude

(Traduit de l’italien par Serge Quadruppani)

02.04.2004
Collectif Bellaciao