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Cesare Battisti : Paris a joué un rôle apaisant pour toutes les parties

Publie le mardi 6 avril 2004 par Open-Publishing

Jean-Pierre Mignard a participé au groupe de travail sur les réfugiés italiens :

Demain, la chambre de l’instruction de Paris examinera le cas de Cesare Battisti, dont l’Italie réclame l’extradition. La justice transalpine a condamné l’écrivain par contumace en 1993 Battisti vit en France depuis 1991 à la prison à perpétuité pour quatre assassinats commis au nom des « prolétaires armés pour le communisme » en 1978-1979. En 1981, Jean-Pierre Mignard est, avec d’autres, l’avocat d’Italiens qui ont participé à la lutte armée de ces « années de plomb » et qui ont fui en France. A ce titre, dès 1981, il a fait partie du groupe de travail constitué de conseillers du chef de l’Etat, de conseillers ministériels, de policiers de haut grade, de magistrats et d’avocats pour régler le cas de ces « réfugiés ». Le résultat fut la « doctrine Mitterrand » : la tranquillité en France pour ceux qui ont rompu avec « la machine infernale ».

A quoi ont abouti vos discussions ?

Nous avons établi ce protocole de reddition et j’insiste sur ce mot aux conditions du ministre de l’Intérieur d’alors, Gaston Deferre. Nous discutions, avocats, conseillers du chef de l’Etat et du ministre de l’Intérieur et policiers, responsables de l’antiterrorisme et des Renseignements généraux. Ce n’était pas mince. Etant donné le niveau de représentation de la police française à ces réunions, il est évident que les services de sécurité italiens ont été constamment et complètement informés. Nous le savions. D’ailleurs, la question ne semblait pas si grave pour l’Etat italien puisque les relations franco-italiennes n’en ont jamais souffert. En fait, il s’agissait même d’un sas de respiration pour l’Italie qui ne parvenait plus à absorber de très longs procès. En tout cas, l’Etat italien savait parfaitement ce qui se passait et ne peut faire aujourd’hui comme s’il découvrait cette histoire.

Que contenait ce protocole ?

Nous, avocats, étions priés d’apporter des listes de noms et d’adresses. Les personnes concernées ­environ 150 devaient sortir de la clandestinité, arrêter toute activité politique et se soumettre au contrôle de la police française. La France s’est assurée de leur neutralité et le contrat a été respecté de part et d’autre. Quoi qu’en disent les détracteurs de ce protocole ou ceux qui en ont bénéficié, les clandestins se sont rendus à un Etat sensiblement identique à celui qu’ils avaient combattu. Et donc, se rendre aux autorités françaises, c’était reconnaître, de fait, les erreurs, les fautes de leurs choix politiques. C’était aussi un adieu à la lutte armée. Et de cela, l’Italie doit prendre acte. En 1990, j’ai donné une conférence sur ce thème à la faculté de Rome. J’ai tout raconté, sans que personne ne soit choqué. J’ai expliqué que ce protocole était un laboratoire in vivo d’une des solutions pour l’Italie pour sortir des « années de plomb ».

Vous pensez à l’amnistie ?

Oui. D’ailleurs si la France, à l’époque, a jeté son regard particulier sur la situation italienne, c’est que pendant et après la guerre d’Algérie, l’Etat français a amnistié des faits extrêmement graves. La proximité de ces événements et cette expérience ont évidemment influencé les esprits. Non que la France ait pardonné aux réfugiés à la place de l’Italie, ni qu’elle ait sous-estimé la gravité des faits commis en Italie, mais elle a organisé la reddition des clandestins. Saura-t-on combien de drames ont été ainsi évités ? Qu’auraient donné 150 personnes traquées en Europe ? A combien d’actes de violences réciproques a-t-on échappé ? L’attitude française a donc été une forme d’interpellation de la société italienne tout entière, afin qu’elle prenne sur elle-même pour qu’elle sorte de la violence et de la cruauté. Des personnalités italiennes dont le cardinal de Milan, monseigneur Martini avaient aussi appelé à l’amnistie. Et qu’on le veuille ou non, la position française a joué un rôle apaisant pour toutes les parties. Même si c’est énervant.

Que répondez-vous à ceux qui refusent l’amnistie tant que les auteurs n’ont pas purgé leur condamnation ?

Quand il y a amnistie, par définition, on ne paye pas. Mais il est faux de dire que les réfugiés n’ont pas payé. Ils sont bannis de leur pays, loin de leurs proches pour vingt ans, trente ans ou à perpétuité. Ils se sont imposé cette peine. En Italie, durant les « années de plomb », ce n’était pas la guerre civile, mais c’était bien plus qu’un affrontement entre des groupuscules et la sécurité publique, une spirale de violences et de brutalités de la part de l’Etat, comme de ceux qui le combattaient. Le temps passé exige maintenant que l’Italie trouve une solution. Mais l’amnistie ne pourra se faire sans une analyse critique de tous les protagonistes de cette période, les réfugiés comme l’Etat.

Certains avancent aujourd’hui que la doctrine Mitterrand ne s’appliquait pas aux crimes de sang.

Il n’y a eu aucune sélection selon les crimes et les délits commis et ce, pour de bonnes raisons. Les dossiers judiciaires que le groupe de travail examinait faisaient apparaître des lacunes dans les procédures, des impossibilités factuelles, des contradictions évidentes et même des affirmations idéologiques de la part des juges italiens. Je me souviens ainsi d’un jugement dans lequel le magistrat dénonçait « l’imposture de ceux qui se réclament de la dictature du prolétariat ». Tout cela était tellement étrange, tellement mal fait, hâtivement bouclé, que les dossiers fournis par l’Italie ne pouvaient faire foi. Ils obéissaient à une logique vindicative et ressemblaient plus à des enquêtes policières qu’à des dossiers juridiques. De plus, les procédures italiennes s’appuyaient dans leur grande majorité sur une responsabilité pénale collective introduite dans la loi italienne par le code Rocou, du nom d’un ministre de Mussolini, pour lutter contre les crimes de la mafia. En France, au même moment, le Parlement abrogeait la loi de responsabilité pénale collective dite « Anticasseurs ». Si bien que plus personne n’a pu s’y fier, y compris ceux qui n’avaient vraiment aucune sympathie pour les réfugiés. Si on ne comprend pas cela, on ne peut rien comprendre à ce qu’a décidé, à l’époque, l’Etat français.

Liberation