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Néo impérialisme

Publie le mardi 29 avril 2003 par Open-Publishing

« C’est un grand jour pour l’Irak ! », a déclaré le général américain Jay
Garner en débarquant dans Bagdad bombardée et pillée, comme si son auguste
apparition signifiait la fin miraculeuse des mille et un fléaux qui
accablent l’ancienne Mésopotamie. Le plus stupéfiant n’est pas tant
l’indécence du propos que la manière résignée, apathique, dont les grands
médias ont couvert l’installation de celui qu’il faut bien appeler le « 
proconsul des Etats-Unis ». Comme s’il n’y avait plus de droit
international. Comme si nous étions revenus à l’époque des mandats (1).
Comme si c’était finalement normal que Washington désigne un officier
supérieur (en retraite) des forces armées américaines pour gouverner un Etat
souverain...

Prise sans même consulter les membres fantômes de la « coalition », cette
décision de nommer un officier supérieur pour gérer un pays vaincu rappelle
fâcheusement d’anciennes pratiques du temps des empires coloniaux. Comment
ne pas songer à Clive gouvernant l’Inde, à lord Kitchener commandant
l’Afrique du Sud ou à Lyautey administrant le Maroc ? Et dire qu’on croyait
ces abus condamnés à jamais par la morale politique et par l’histoire...

Cela n’a rien à voir, nous dit-on, il faut plutôt comparer cette « 
transition en Irak » à l’expérience du général Douglas MacArthur au Japon
après 1945.

N’est-ce pas plus inquiétant ? N’avait-il pas fallu les destructions
atomiques des villes d’Hiroshima et de Nagasaki, bref presque l’Apocalypse,
pour que l’Amérique décide de nommer un général administrateur d’une
puissance rivale vaincue ? A une époque où l’Organisation des nations unies
(ONU) ne fonctionnait pas encore.

Or l’ONU existe, du moins théoriquement (2). Et l’invasion de l’Irak par les
forces américaines (avec leurs supplétifs britanniques) ne vient aucunement
parachever une quelconque troisième ou quatrième guerre mondiale... A moins
que le président George W. Bush et son entourage ne considèrent les
attentats du 11 septembre 2001 comme l’équivalent d’un conflit mondial...

Certes, le général Garner a laissé entendre que cette occupation ne serait
pas éternelle : « Nous resterons le temps qu’il faudra, a-t-il affirmé, et
nous partirons le plus rapidement possible (3). » Mais l’histoire nous
enseigne que ce « temps qu’il faudra » peut durer. Ayant envahi les
Philippines et Porto Rico en 1898, sous le prétexte altruiste de « libérer »
ces territoires et leurs populations du joug colonial, les Etats-Unis en
vinrent très vite à remplacer l’ancienne puissance dominante. Après avoir
réprimé les résistants nationalistes, ils ne quittèrent les Philippines
qu’en 1946, tout en continuant d’intervenir dans les affaires du nouvel Etat
et en soutenant, à chaque élection présidentielle, le candidat de leur
choix, dont le dictateur Ferdinand Marcos, qui resta au pouvoir de 1965 à
1986... Et ils continuent d’occuper Porto Rico... Même au Japon et en
Allemagne, cinquante-huit ans après la fin de la guerre, la présence de
l’armée américaine reste massive.

En voyant débarquer à Bagdad ce général Garner et son équipe de 450
administrateurs, on ne pouvait s’empêcher de penser que les Etats-Unis, en
cette phase néo-impériale, reprenaient à leur charge ce que Joseph Conrad a
appelé « le fardeau de l’homme blanc ». Ou ce que les grandes puissances,
dès 1918, qualifiaient de « mission sacrée de civilisation » en direction de
peuples incapables « de se diriger eux-mêmes dans les conditions
particulièrement difficiles du monde moderne (4) ».

Le néo-impérialisme des Etats-Unis renouvelle la conception romaine d’une
domination morale - fondée sur la conviction que le libre-échange, la
mondialisation et la diffusion de la civilisation occidentale sont bonnes
pour tout le monde -, mais aussi militaire et médiatique, exercée sur des
peuples considérés plus ou moins comme inférieurs (5).

Après le renversement de l’odieuse dictature, Washington a promis d’établir
en Irak une démocratie exemplaire, dont le rayonnement entraînera, impulsé
par le nouvel Empire, la chute de tous les régimes autocratiques de la
région. Y compris, assure M. James Woolsey (6), ancien directeur de la CIA
et proche du président Bush, ceux d’Arabie saoudite et d’Egypte...

Une telle promesse est-elle crédible ? Evidemment non. M. Donald Rumsfeld,
ministre de la défense, s’est d’ailleurs hâté de préciser que « Washington
refusera de reconnaître un régime islamique en Irak même si c’était le désir
de la majorité des Irakiens et s’il reflétait le résultat des urnes (7) ».
C’est une vieille leçon de l’histoire : l’Empire impose sa loi au vaincu.

Il en est cependant une autre : celui qui vit de l’Empire périra aussi par
lui.

IGNACIO RAMONET.

(1) Inventé à la fin de la guerre de 1914-1918, le régime du « mandat »
remplaça celui de « protectorat », terme considéré par le président
américain Woodrow Wilson comme trop colonialiste...

(2) Même si certains des « faucons » les plus fanatiques de Washington, tel
Richard Perle, en annoncent déjà la « chute ». Cf. Le Figaro, 11 avril 2003.

(3) El País, Madrid, 22 avril 2003.

(4) Cf. Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, Paris, 1993,
p. 964.

(5) A cet égard, l’attitude de la France et de l’Allemagne, opposées à la
guerre contre l’Irak, a permis d’éviter que, au sein des opinions publiques
arabes, ce conflit apparaisse comme l’expression d’un « choc de
civilisations ».

(6) The International Herald Tribune, Paris, 8 avril 2003.

(7) El País, op. cit.

Inventé à la fin de la guerre de 1914-1918, le régime du « mandat »
remplaça celui de « protectorat », terme considéré par le président
américain Woodrow Wilson comme trop colonialiste...

(2) Même si certains des « faucons » les plus fanatiques de Washington, tel
Richard Perle, en annoncent déjà la « chute ». Cf. Le Figaro, 11 avril 2003.

(3) El País, Madrid, 22 avril 2003.

(4) Cf. Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, Paris, 1993,
p. 964.

(5) A cet égard, l’attitude de la France et de l’Allemagne, opposées à la
guerre contre l’Irak, a permis d’éviter que, au sein des opinions publiques
arabes, ce conflit apparaisse comme l’expression d’un « choc de
civilisations ».

(6) The International Herald Tribune, Paris, 8 avril 2003.

(7) El País, op. cit.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | MAI 2003