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Cesare Battisti : le reniement du droit ?

Publie le jeudi 17 juin 2004 par Open-Publishing


de Jean-Jacques
De Felice et Irène Terrel, avocats.


Qu’un parquet général, par définition hiérarchisé, se soit déclaré favorable à l’extradition
de Cesare battisti, arrêté sur ordre direct du garde des Sceaux à la demande
de son homologue italien Roberto Castelli, non seulement cela n’était pas un
scoop mais encore cela s’inscrivait dans la logique même de cette procédure.
Rappelons d’ailleurs qu’à de très rares exceptions près, tous les parquets de
France, dans ces affaires, se sont toujours déclarés favorables aux extraditions.
Jeux de rôles et relations diplomatiques obligent.

Au contraire, les cours d’appel de Paris et de province saisies de dossiers similaires
ont, pratiquement à l’unanimité ces quinze dernières années, refusé l’extradition
des réfugiés italiens en fondant leurs décisions non pas sur des doctrines politiques,
non pas sur des campagnes de presse mélangeant aberrations juridiques, erreurs
de fait, diabolisation du sujet et considérations politiciennes, mais sur quelques
principes de droit intangibles. Dans l’affaire Battisti, ces principes intangibles
sont essentiellement au nombre de deux.

Premier principe : l’autorité de la chose jugée, principe fondamental de l’édifice
juridique qui confère aux décisions de justice leur solidité, et aux justiciables
le droit, qui leur est en outre reconnu par l’article V de la convention européenne
des droits de l’homme, à la " sûreté juridique ".

Une fois les recours définitivement épuisés, le droit est dit, la chose est jugée.

Or, en 1991, la même cour d’appel de Paris, saisie des mêmes faits, a refusé l’extradition de Cesare Battisti. Sous quel prétexte pourrait-on aujourd’hui revenir sur ce refus qui, aux termes mêmes de la loi sur l’extradition, est définitif et s’impose au gouvernement ? Contraint de reconnaître que les deux procédures de 1991 et 2003 portent bien sur les mêmes faits, le parquet a soutenu qu’en 1991 les magistrats se seraient fondés sur des mandats d’arrêt, alors que l’Italie produit aujourd’hui des condamnations. Mêmes faits, autres titres, donc.

À cette enseigne, la protection juridique s’attachant, de par la loi, aux refus d’extradition deviendrait, dans bien des cas, lettre morte. En effet, nombreux sont les refus d’extradition rendus ces dernières années par les cours d’appel de France qui pourraient soudain être revus au prétexte de la production d’autres titres émis au fil du temps par les autorités italiennes, y compris pour les besoins de la cause. La seule hypothèse dans laquelle un nouvel examen est admis, après avis judiciaire défavorable à l’extradition, est celle de l’existence d’une nouvelle convention internationale qui modifierait les conditions légales de l’extradition. Rien de tel dans l’affaire Battisti qui, aujourd’hui comme hier, reste soumise à la convention européenne d’extradition.

En réalité, dès 1991, la condamnation définitive à perpétuité, présentée - treize ans plus tard ! - comme un prétendu élément nouveau, était déjà intervenue dans le courant même de la procédure de l’époque, ce dont les autorités italiennes n’avaient pas informé la cour, malgré l’obligation qui leur en était pourtant faite par la loi. Et pourquoi cette omission ? Tout simplement parce que le fait d’être définitivement condamné en son absence à la perpétuité sans avoir droit à un nouveau procès était considéré comme contraire à l’ordre public français et européen, et conduisait inéluctablement au rejet de la demande d’extradition en vertu d’une jurisprudence constante de toutes les cours d’appel. En 1991, les autorités italiennes ont ainsi tenté de tromper la cour en taisant un élément déterminant qui ne pouvait qu’entraîner un refus d’extradition. Les juges, ont donc, en langage juridique, stigmatisé ce stratagème dans leur arrêt, en constatant la caducité des pièces transmises, et en refusant l’extradition de Cesare Battisti.

Et l’on voudrait aujourd’hui revenir sur l’autorité de la chose jugée afin que cette même cour d’appel, composée de magistrats différents, se prononce à nouveau, mais dans un sens opposé, sur la même affaire ! Cette simple démarche, et ce quelle qu’en soit l’issue, en dit long sur la dégradation des moeurs judiciaires.

Deuxième principe : le droit pour tout accusé jugé en son absence par une cour d’assises à comparaître physiquement devant ses juges lors d’un nouveau procès. Ce principe élémentaire a été consacré et rappelé par toutes les cours d’appel de France ces quinze dernières années, par la Cour européenne des droits de l’homme, par la loi du 15 juin 2000 affirmant la nécessité du caractère contradictoire du procès pénal.

Même la toute récente loi du 9 mars 2004, dite loi Perben II, n’a pas dérogé à cette règle en instituant une nouvelle procédure de défaut en matière criminelle aux termes de laquelle un accusé absent devant une cour d’assises peut certes être représenté par un avocat, mais conserve en cas d’arrestation le droit automatique à bénéficier d’un nouveau procès en sa présence.

D’ailleurs, d’éminents juristes italiens se sont eux-mêmes exprimés dans le même sens. Ainsi, le professeur Sandro Cerini, pourtant membre du bureau de coopération internationale - secteur extradition - au ministère de la Justice, conclut-t-il une étude publiée en juillet 2003 sur " Extradition et contumace " par sa conviction que " pareil chemin (réforme de la procédure italienne de la contumacia - NDLR) ne peut être ultérieurement différé ".

Contrairement à ce qui a été insinué à tort par le parquet général afin de contourner cet obstacle majeur, la loi italienne actuelle n’ouvre à Cesare Battisti, condamné définitif à la perpétuité sur la foi de déclarations de repentis et considéré comme s’étant volontairement soustrait aux procès, aucun droit à un nouveau jugement en sa présence.

Consultés sur l’affaire Battisti, deux éminents juristes, Emmanuel Decaux, professeur de droit public à l’université Panthéon Assas, et François Julien-Laferrière, professeur à l’université de Paris Sud et directeur de l’Institut d’études de droit public, se sont clairement prononcés, sur le seul plan juridique et après étude de la procédure, contre une extradition qui heurterait l’ensemble de ces principes fondamentaux.

Pour le professeur François Julien-Laferriere, " la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’évolution récente de la position du Conseil d’État, la jurisprudence dominante des chambres de l’instruction et, enfin, la modification du régime du "défaut en matière criminelle" par la loi Perben II, établissent clairement que la procédure italienne de la "contumacia" heurte l’ordre public français et s’oppose, en conséquence, à ce que l’extradition soit accordée aux autorités italiennes ".

Le professeur Emmanuel Decaux, après avoir longuement analysé les arrêts de la CEDH condamnant l’Italie pour sa procédure de " contumacia ", conclut en ces termes : " Le caractère inacceptable d’un procès en contumace aboutissant à une condamnation perpétuelle, sans aucun recours possible, tient à l’exigence des garanties effectives du procès équitable. "

Un avis favorable à l’extradition dans cette affaire constituerait donc un revirement radical de la jurisprudence extraditionnelle des cours françaises, constante depuis plus de quinze ans, et une régression majeure des garanties du procès équitable : chose jugée désormais aléatoire et procès criminel par contumace définitif devenu soudain en 2004 compatible avec l’ordre public, et ce contrairement à toute l’évolution du droit français et européen.

Revirement qui pourrait bien s’apparenter à un reniement du droit chaviré par la raison d’État. Si l’on ajoute à cela :

 la violation du droit d’asile accordé à Cesare Battisti depuis quatorze ans, qui ne peut lui être arbitrairement retiré : son dernier titre de séjour lui a été délivré le 11 avril 1997 sous le gouvernement d’Alain Juppé et la présidence de Jacques chirac et un courrier du ministère des Affaires étrangères daté du 11 février 2004 lui annonçait, après deux ans d’enquête et un avis favorable du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, la prochaine parution au Journal officiel du décret portant sa naturalisation ;

 la violation des droits des deux enfants français de Cesare Battisti, soudain privés des garanties qui leur sont pourtant reconnues par la convention internationale des droits de l’enfant ;

 et enfin la trahison de la parole de la France qui s’est engagée depuis un quart de siècle, sous deux présidents de la République et neuf gouvernements successifs, à accueillir et protéger cette communauté d’italiens exilés des " années de plomb " ;

on aura une idée de l’ampleur du reniement, froidement programmé, des valeurs et idéaux de notre République.

Lors d’une interview accordée au quotidien italien Il Corriere della Sera, daté du 5 mars 2004, M. Robert Badinter, se définissant pourtant comme un " européen convaincu ", affirmait : " Comme juriste, je répète que la position prise par un État, par l’intermédiaire de son plus haut représentant, ne devrait pas être contredite vingt ans après. "

Concluant son étude, le professeur Emmanuel Decaux écrit : " La prise en compte du "facteur temps" est un élément important d’appréciation. La situation de M. Battisti en France était tout à fait officielle, qu’il s’agisse de son statut de résident ou de sa domiciliation à Paris. Si une situation de clandestinité ne saurait créer des "droits acquis", il n’en va pas de même dans le cas d’un établissement régulier sur le territoire français et d’une intégration dans la société française, à la suite de la double décision de la justice française ayant stabilisé en droit la situation de M. Battisti. Cette situation de droit a été confirmée sur le plan général par les déclarations de principe des plus hautes autorités françaises et sur le plan pratique par la délivrance régulière de titres de séjour à M. Battisti. "

Ainsi l’enjeu de cette affaire dépasse-t-il très largement le sort d’un homme et celui de la communauté d’exilés italiens dont il fait partie. Ce qui est aussi en cause, parallèlement à ces vies brutalement menacées, ce sont les fondements mêmes de l’État de droit et la pérennité des valeurs sur lesquelles il repose.

17.06.2004
Collectif Bellaciao