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Le Canada depuis le coup d’Etat constitutionnel

Publie le mardi 16 décembre 2008 par Open-Publishing

Question piége : si ce genre de chose arrive dans votre pays, de quel coté vous rangez-vous ? (Pour les français : se référer à 1958)

Le Canada depuis le coup d’Etat constitutionnel
Par Keith Jones

16 décembre 2008

Les répercussions du coup d’Etat constitutionnel survenu le 4 décembre, lors duquel la gouverneure générale, non-élue et n’ayant de compte à rendre à personne, ferma le parlement afin d’empêcher les trois partis de l’opposition parlementaire de défaire le gouvernement minoritaire conservateur de droite de Stephen Harper, commencent tout juste à devenir apparentes.

On peut affirmer en toute certitude qu’aucune section de l’élite canadienne ne s’est opposée à cette attaque flagrante sur les normes parlementaires et les droits démocratiques. Moins de deux mois après une élection, le parlement fut prorogé pour sept semaines afin d’empêcher les députés, les représentants élus du peuple, d’exercer leur droit de retirer du gouvernement un parti qui avait à peine gagné l’appui d’un électeur canadien sur cinq.

La bourgeoisie est farouchement divisée sur le fait que le gouvernement conservateur de Harper n’ait pas présenté d’important plan d’aide économique face à une récession qui s’aggrave. De nombreux porte-parole de l’establishment, dont le Globe and Mail, ont condamné l’incitation du chauvinisme anti-Québec contre les partis de l’opposition par les conservateurs, craignant que cela puisse mettre en danger l’« unité nationale ». Mais presque tous dans la bourgeoisie croient que violer des préceptes clé de la démocratie parlementaire canadienne et proroger le parlement jusqu’à la fin janvier était préférable au renversement des conservateurs par un vote de défiance le 8 décembre et l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de coalition libéral-NPD.

Un sondage des cadres d’entreprise, commandé par le Globe and Mail dans les jours immédiatement après la fermeture du parlement, a révélé que 80 pour cent d’entre eux étaient d’avis qu’une coalition libérale-NPD nuirait aux affaires. En résumant les résultats du sondage, David Herle, le dirigeant de la firme qui a mené le sondage et ancien proche conseiller du premier ministre libéral Paul Martin, a déclaré, « Il y a un certain mécontentement face aux politiques économiques des conservateurs. » Mais « personne ne souhaite vraiment la coalition ».

L’attitude de l’élite dirigeante canadienne a été révélée encore plus distinctement dans la réaction des médias de la grande entreprise. Le néoconservateur National Post fut triomphant. Il n’a pas cessé de publier des éditoriaux et des commentaires répétant les assertions des conservateurs que la prorogation du parlement avait sauvé le Canada d’un gouvernement illégitime, ayant presque fait preuve de traîtrise, obligé envers les « socialistes » (le NPD) et les « séparatistes » (le Bloc québécois).

D’autres quotidiens majeurs ont maintenu un silence complice, ne souhaitant pas attirer l’attention du public sur ce qu’ils savent très bien être une action antidémocratique et anticonstitutionnelle, mais une action qu’ils ont jugé nécessaire étant donné les « circonstances exceptionnelles ».

Le Globe and Mail, La Presse ainsi que d’autres journaux qui ont appelé à un plan d’aide ont pressé la population de « passer à autre chose », tout en exprimant clairement que leur solution idéale à l’actuelle crise politique serait une coalition de facto entre les libéraux et les conservateurs afin que le gouvernement fédéral puisse augmenter temporairement les dépenses et entraîner un déficit afin d’empêcher l’effondrement total de certaines sections de l’industrie venir en aide à l’entreprise canadienne contre ses rivales étrangères.

Le soutien de la presse pour le coup d’Etat constitutionnel représente aussi l’importance que l’élite du Canada accorde au poste de gouverneur général. Bien que ce rôle soit enveloppé d’apparat et de formalisme, il détient de vastes pouvoirs et permet à la bourgeoisie, comme on a pu le voir, de court-circuiter la démocratie parlementaire et d’imposer sa volonté dans une période de crise aigüe. La bourgeoisie est bien déterminée à protéger ce poste antidémocratique de la critique, que la presse a qualifié de politique partisane, afin de le conserver comme un outil efficace pour le futur.

Les principaux partis politiques canadiens sont clairement en train d’emboîter le pas à la bourgeoisie.

Mais Harper est obstiné. Dans une entrevue télédiffusée à la chaîne CBC mardi soir, il a refusé d’assumer toute responsabilité pour la crise politique, défendant même la tentative de son gouvernement d’éliminer, par une « mise à jour économique », la subvention annuelle basée sur les votes donnés aux partis fédéraux, une manœuvre destinée à épuiser les ressources financières des partis de l’opposition.

Inversant complètement la réalité, Harper a continué d’insister que la tentative des partis de l’opposition de former un gouvernement de coalition était antidémocratique, même anticonstitutionnelle, et il a suggéré que le NPD et le Bloc québécois étaient impliqués depuis longtemps dans une conspiration pour renverser son gouvernement.

Harper a laissé entendre que le budget que son gouvernement dévoilera le 27 janvier contiendra des mesures pour stimuler l’économie. Mais, il n’a donné aucune précision et a fortement indiqué que tout plan canadien pour stimuler l’économie sera proportionnellement plus petit que celui qui est en train d’être mis sur pied aux Etats-Unis. « Nous n’avons pas besoin » a déclaré Harper, « d’autant d’aide que les Etats-Unis pensent qu’ils ont besoin ».

Harper a aussi affirmé que l’aide pourrait être octroyée aux filiales canadiennes des trois grands fabricants de l’automobile établis à Detroit avant la présentation du budget.

Le même jour, le ministre fédéral de l’Industrie, Tony Clement, a rencontré les chefs des Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA) afin de discuter de la possibilité d’un sauvetage. Clement a dit qu’il était encouragé par la réaction du syndicat, c.-à-d. par son empressement à accepter davantage de concessions. Parlant des chefs des TCA, Clement a dit : « Ils comprennent que le Canada, afin d’être une destination pour l’assemblage, doit continuer à être compétitif, doit continuer à augmenter la productivité et ils sont prêts à travailler avec nous et l’assembleur pour s’assurer que ce soit le cas. »

Lors de la conclusion de son entrevue à CBC, Harper a fait un appel aux libéraux : « M. Duceppe [le chef du BQ] et M. Layton [le chef du NPD] veulent forcer la main du parti libéral, ou ils devront voter contre le gouvernement peu importe pourquoi, ou bien ils seront dépeints comme des vendus. Mais, les libéraux ont des intérêts plus larges que cela… une longue tradition de gouvernance, une longue tradition d’appel à de larges secteurs de Canadiens. »

Les libéraux, pour leur part, ont répondu au ralliement de la bourgeoisie derrière les conservateurs et leur coup constitutionnel en accélérant le départ de Stéphane Dion, qui avait négocié l’accord, comme chef de parti.

Après la raclée que les libéraux ont subie lors de l’élection du 14 octobre, Dion a été forcé d’annoncer qu’il démissionnerait de son poste de chef de parti au mois de mai. Mais, après que le parlement ait été prorogé, le leadership libéral mis énormément de pression sur Dion pour qu’il quitte immédiatement. Lundi, il a annoncé qu’il quittait son poste et, le jour suivant, Bob Rae a annoncé qu’il se retirait de la course pour succéder à Dion, ouvrant la voie au chef par intérim, Michael Ignatieff, pour qu’il soit nommé chef libéral à la suite d’un vote ad hoc des parlementaires libéraux, des présidents d’associations de circonscription, d’autres responsables et des candidats libéraux défaits lors de l’élection du 14 octobre.

Ignatieff est l’enfant chéri de la droite du parti. Pendant des années, il a été un universitaire et un intellectuel avec une carrière publique en Grande-Bretagne et, plus tard, aux Etats-Unis. Il est bien connu pour avoir été un des libéraux les plus en vue soutenant l’invasion illégale de l’Irak en 2003. Il a aussi écrit des articles et des livres défendant la torture et d’autres actes antidémocratiques au nom de la guerre au terrorisme. En 2006, il faisait partie du quart de la députation libérale à la Chambre des communes qui a soutenu une motion des conservateurs pour prolonger de deux ans l’implication du Canada dans la guerre en Afghanistan. Cette année, avec l’appui de Rae, il fait pression sur Dion pour que les libéraux se joignent aux conservateurs pour adopter une motion qui prolonge encore une fois l’intervention canadienne en Afghanistan, cette fois jusqu’à la fin de 2011.

Alors que Rae, qui a déjà été premier ministre néo-démocrate de l’Ontario, s’est clairement identifié avec la tentative de former un gouvernement de coalition, Ignatieff, dès le début de la semaine précédente, a laissé entendre qu’il était réticent à joindre le NPD et le Bloc québécois dans une coalition.

Dans une interview à la radio de CBC dimanche dernier, Ignatieff a expliqué qu’il considérait la coalition comme un « moyen » de faire pression sur les conservateurs pour qu’ils adoptent un plan de stimulation économique plutôt qu’une « fin ». Paraphrasant Mackenzie King qui fut premier ministre en temps de guerre, il a déclaré « la coalition si nécessaire, pas nécessairement la coalition ».

En prenant la tête du Parti libéral, Ignatieff a exprimé encore plus clairement son intention face à la coalition. Il a tendu la main aux conservateurs, disant qu’il serait irresponsable de proclamer que les libéraux voteront contre le prochain budget conservateur avant même qu’il ne soit déposé.

Alors que Rae a déclaré sans détour que les libéraux devaient se préparer à défaire le gouvernement dès que le parlement sera rappelé à la fin de janvier, Ignatieff a été très clair sur le fait qu’il laissera tomber la coalition si les conservateurs font des concessions à l’opposition, plus précisément, s’ils adoptent au moins certaines des propositions économiques du Parti libéral. Ignatieff a maintenu « qu’il revient au premier ministre » de retrouver la confiance du Parlement, pour continuer « Mais j’aimerais ajouter que je suis un représentant élu responsable et que je veux le meilleur pour mon pays. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sortir le pays de cette crise. »

Le NPD et les syndicats continuent à soutenir avec enthousiasme l’entente de coalition que le NPD a forgée avec les libéraux même si ceux-ci sont prêts à la laisser tomber et à soutenir le gouvernement Harper (voir La coalition libérale-NPD au Canada : un outil de la grande entreprise).

Entièrement opposé à toute remise en cause du capitalisme, la réponse des syndicats et des sociaux-démocrates à la récession mondiale a été de plaider pour que le gouvernement intervienne pour que l’élimination des emplois industriels se fasse de façon plus ordonnée afin de restaurer la profitabilité, acceptant par le fait même les fermetures d’usines, les mises à pied, les coupes dans les salaires et les autres concessions.

Les travailleurs doivent considérer comme un sérieux avertissement les événements des deux dernières semaines. Le gouvernement de coalition proposé par les libéraux et le NPD était manifestement à droite. Entre autres, la coalition s’était engagée à continuer la guerre en Afghanistan pour trois ans encore et implémenter le plan de diminutions des impôts pour les entreprises de 50 milliards sur cinq ans mis en place par les conservateurs.

Ceci n’a pas empêché la bourgeoisie canadienne, qui considérait qu’un tel gouvernement n’était pas à son goût, à tout le moins pour maintenant, de piétiner la démocratie parlementaire pour l’empêcher de prendre le pouvoir. Si la classe dirigeante est prête à prendre des actions aussi impitoyables et antidémocratiques lorsqu’il est temps de bloquer les ambitions d’un gouvernement pro-capitaliste, comment répondra-t-elle lorsqu’elle sera confrontée à un mouvement de la classe ouvrière en opposition à son assaut de plus en plus important sur les emplois, les salaires ainsi que les services sociaux publics ?

(Article original anglais paru le 13 décembre 2008)

Source : http://www.wsws.org/francais/News/2008/dec08/cana-d16.shtml