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Œil pour œil, vidéo pour vidéo

Publie le samedi 26 juin 2004 par Open-Publishing


Vidéo pour vidéo

Le doublé de la décapitation de l’américain Paul Johnson étalé dans un site web par Al Qaeda et du cadavre d’Abdulaziz Al Muqrin étalé par la TV saoudienne a fini de dévoiler le dispositif symbolique central de la guerre préventive, qui n’est rien d’autre que le dispositif banal et régressif de l’œil pour œil dent pour dent, postmodernisé en sauce visuelle. Gare à qui penserait qu’il s’agit d’un code archaïque de règlement de comptes interne au monde arabe islamique : ce sont les Américains qui commencèrent à étaler des têtes comme des trophées de guerre, avec la capture de Saddam Hussein, en ce cas-là une tête qui n’avait pas été tranchée mais qui avait été réduite à un aspect bestial, les mêmes Américains qui avaient d’ailleurs déjà donné en étalant les photos des cadavres défigurés des fils du même Saddam.

Au dispositif de l’œil pour œil répondaient les images du sky-line de Bagdad bombardé, rétorsion spéculaire de celui de New-York violé le 11 septembre. Et au même dispositif répondait d’ailleurs la construction rhétorique de l’argumentation de la guerre préventive dans la National Security Strategy, annonce ponctuelle en théorie de ce qui s’est passé ensuite dans les faits. On y est donc tous dedans, occidentaux et Arabes, états laïques ( soi-disant) et terroristes fondamentalistes. Globalisation du retour à avant le droit, régression à un monde pré juridique. Il y a dans ce qui est en train d’arriver, malgré la séquence apparente d’effets spéciaux, une exactitude mathématique du procès de démontage de l’architecture politique moderne.

L’état s’écroule, reviennent la guerre illégale, les pirates, les mercenaires, les martyrs (cyborg et dorénavant télécommandés) ; le droit s’écroule, la revanche revient. Mais tout ce retour de pré arrive en forme de post. En fait tout se passe en vidéo, et même plus : pour la vidéo. On tue, on bombarde, on décapite, on capture, on séquestre, on torture pour mettre en circulation des photos et des films. La visibilité, but et confirmation du faire, de l’advenir et de l’être. Le virtuel est garantie du réel. Un beau paradoxe apocalyptique.

La télévision est en train de tuer la réalité, écrivit Jean Baudrillard il y a pas mal d’années et il avait raison. L’infowar, la guerre menée par les armes de la communication de masse qui sont plus puissantes que les armes de destruction de masse, produit un effet de déréalisation, écrit aujourd’hui Paul Virilio ( La ville panique, Galilée) : un effet de perte de la perception des frontières du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du réel et du virtuel. Vu à la TV c’est vrai, tant que nous ne décidons pas d’éteindre pour l’oublier et aussitôt cela ne devient que vraisemblable, probable, éventuel, peut-être même faux, parce que même les téléspectateurs les plus accros ont appris à soupçonner le montage…

Fin de l’opinion publique, déclare Virilio et il a raison à son tour : l’opinion publique mondialisée n’est qu’un circuit d’ « individualisme de masse » boulimique, qui se nourrit et doit être nourri quotidiennement non pas d’évènements mais d’incidents, de ruptures de continuité par surprise de l’histoire comme les spots publicitaires rompent les histoires des films. Plus grand est l’incident plus l’effet est garanti, selon les canons du feuilleton qui demandent à chaque épisode d’être plus bouleversant que le précédent. Nous sommes loin de la démocratie des opinions qui détrôna la démocratie représentative, il y a seulement une décennie, c’est-à-dire un siècle et un millénaire : nous sommes désormais, suggère Virilio, à la démocratie des émotions, télé prédication post politique visant directement la synchronisation collective et globalisée de l’imaginaire.

« La représentation politique disparaît dans l’instantanéité de la communication, au profit d’une présentation pure et simple ». Mesdames et messieurs, je vous présente une tête tranchée. Ou un cadavre en morceaux. Ou un prisonnier en laisse. Voila le programme : fondamentaliste ou démocratique, de plus en plus semblable, comme dans le faux télé duopole italien.

Il Manifesto

De : Ida Dominijanni

Traduit de l’italien par Karl et Rosa