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Affaire Battisti : entre la mémoire et l’histoire, les juges tranchent mercredi

Publie le samedi 26 juin 2004 par Open-Publishing

CHRONIQUE - Après quelques ajournements, la Cour d’appel de Paris se prononcera mercredi sur l’extradition de Cesare Battisti vers l’Italie. L’ex-activiste italien réfugié en France y a été condamné à la perpétuité.

Le jugement aurait dû être rendu le 7 avril déjà. Mais la veille, la justice italienne faisait parvenir à son homologue française un dossier de 800 pages sur l’affaire Cesare Battisti. La décision ne sera prise finalement que mercredi prochain. Le jugement sera historique : soit il désavouera le garde des Sceaux Dominique Perben, particulièrement actif dans l’arrestation de Battisti en février dernier, soit il contredira la Doctrine Mitterrand qui, en 1985, ouvrait les portes de la France aux militants italiens ayant renoncé à toute forme de violence politique.

EXCEPTION JURIDIQUE

Depuis bientôt vingt ans, en effet, plusieurs centaines d’activistes vivent en France à l’abri d’une extradition vers l’Italie. Vers un pays dont les « lois spéciales » édictées pour juger les crimes des « années de plomb » avaient été décrites par Mitterrand non seulement comme contraires au droit français, mais également comme stratégiquement inaptes à faire tomber la tension en Italie. De 1969 à 1980, l’Italie a en effet connu une révolte sociale dérivant vers une lutte armée. Celle-ci fit près de 380 morts et deux mille blessés, victimes tant de l’extrême droite que de l’extrême gauche, mais également victimes de l’Etat. L’Italie décide alors d’édicter ses « lois spéciales » particulièrement extrêmes qui ont eu pour conséquence, notamment, l’utilisation de la torture par la police lors des interrogatoires de militants d’extrême gauche. Ce fait a été dénoncé à de nombreuses reprises par Amnesty International, sans résultat tangible. Cette réalité historique, son contexte idéologique, la médiatique affaire Battisti d’aujourd’hui tend à les cacher. Non parce que Battisti lui-même, ses camarades militants ou leurs avocats se refusent à en parler, mais parce qu’une véritable désinformation s’est propagée dans les médias, parfois par ignorance des faits, par paresse ou par idéologie. Notamment parce que les accusateurs d’aujourd’hui sont les mêmes qui ont adhéré aux lois d’exception de l’époque. On pense notamment au député de gauche Luciano Violante, mêlé de près à l’élaboration de textes qui, pour certains, datent de Mussolini.

RESPONSABILITÉS PARTAGÉES

Le Courrier ne sortait pas le lecteur de cette opacité lorsqu’il annonçait, le 13 mai, l’avis favorable à l’extradition de Battisti du Parquet général de Paris, oubliant d’expliquer qu’il ne s’agissait pas là d’un jugement du tribunal, qui lui ne serait rendu que le 30 juin. Nous reprenions telle quelle une information publiée par l’Agence France presse et le quotidien Le Monde et contribuions ainsi à la montée d’une hystérie collective. Hystérie que certains médias et télévisions italiennes ont alimenté depuis des semaines lorsqu’ils traitent les intellectuels français soutenant Battisti d’« ignorants », peu enclins à laisser l’Italie accomplir son devoir de mémoire (Barbara Spinelli, éditorialiste à La Stampa, dans Le Monde du 14 mars). Une diversion stratégique qui s’est souvent appuyée sur l’exhibition du fils de la victime Torregiani. Alberto Torregiani fut pourtant blessé par une balle de son père durant une fusillade avec les PAC (Prolétaires armés pour le communisme), où le père perdit la vie et le fils l’usage de ses jambes. Cesare Battisti a été accusé d’avoir fourni un « concours moral » à ce meurtre. D’abord accusé de l’avoir commis, il a ensuite été reconnu coupable d’un autre meurtre à plusieurs centaines de kilomètres de là au même moment. Pourtant, il est aujourd’hui admis comme une réalité presque historique que Battisti a blessé le jeune Torregiani (Le Monde du 14 mars).

RÉSISTANCE HISTORIQUE

Outrés par ces procédés, des auteurs, français et italiens, des chercheurs et des militants ont publié ces derniers mois deux petits ouvrages très complets sur la question. La Vérité sur Cesare Battisti (textes réunis par Fred Vargas, 2004, éditions Viviane Hamy) et Via Libre ! (2004, éditions L’Insomniaque) décortiquent en détail le rôle de l’Etat durant les « années de plomb » et fournissent un grand nombre de textes officiels éclairant les deux procès Battisti, ainsi que la chasse aux sorcières dont il est victime aujourd’hui. Extrêmement documentés, ces ouvrages ne laissent aucun doute sur le fait que Cesare Battisti ne devrait en aucun cas être extradé vers l’Italie. Là-bas, il ne sera pas rejugé. Battisti devra y purger une peine à perpétuité pour des crimes seulement avérés par la parole du « repenti » Pietro Mutti : en échange d’un allègement de sa peine, ce fondateur des PAC a fourni un témoignage qui constitue aujourd’hui l’essentiel du dossier contre Battisti.
Ignorants, les Français ? Barbara Spinelli aurait dû se méfier. Comme le député socialiste Ottaviano Del Turco qui, à la télévision, a traité Battisti d’imbécile et d’idiot, tandis que l’avocat Fernandino Imposimato s’exclamait : « Nous ne lisons pas les romans de ce M. Battisti, n’est-ce pas ? »– fait relaté par Via Libre !. Imposimato aurait peut-être dû lire M.Battisti. D’une part, ses romans concernent souvent les « années de plomb » et, d’autre part, ses collègues et amis romanciers sont de redoutables historiens, véritables connaisseurs des questions politiques italiennes.
Demeure dès lors une unique question : la justice française saura-t-elle lutter contre l’exigence italienne d’un « devoir de mémoire » et inscrire sa compétence dans un débat historique qui commence à peine à s’esquisser ?

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