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Cesare Battisti : Honte !

Publie le dimanche 4 juillet 2004 par Open-Publishing

de Giuseppe Genna

La chambre d’accusation parisienne a donc rendu un avis favorable à
l’extradition de Cesare Battisti. A lire les titres des quotidiens italiens on
line, comme il nous arrive depuis des mois, les bras nous en tombent et il
convient de spécifier que cet avis de la Chambre n’est que le premier des
degrés judiciaires. L’avis définitif sera celui du président français Jacques
Chirac qui, après divers degrés judiciaires, si devait persister un jugement
favorable à l’extradition, sera consulté. Si cela devait arriver, se dévoilera
aux yeux de la France la véritable et gênante question qui alimente l’affaire
Battisti : un Président de la République devra en ridiculiser un autre, son
prédécesseur Mitterrand, pour se plier aux délirantes pressions politiques de
la part des italiens, et en particulier du ministe de la Ligue Castelli et du
premier ministre Berluconi (1). Se dessine le risque que tant de gens
redoutaient à Paris (je l’ai personnellement vérifié en allant assister à une
journée pour Battisti qui s’est tenue à la Mairie du IXe arrondissement) : la
mise à l’encan de l’honneur national français au profit de l’asservissement à
Berlusconi.

" Honte ! " ont, de fait, hurlé aux membres de la Cour ceux qui ont assisté à
la séance d’aujourd’hui, témoignant ainsi de l’enjeu moral de cette affaire
pour les Français. Ceux qui, sans avoir étudié les deux mille pages de
l’hallucinant procès italien contre Battisti, ont réclamé sa tête avec une
indigne légèreté jacobine, oublient que, pour l’instant, il s’agit d’une
affaire avant tout française. Cesare Battisti s’est de fait refait une vie en
France sur proposition de François Mitterrand. Sans l’invitation du Président
français, Battisti n’aurait jamais été rejoint par les tentacules de cette
pieuvre démente, aveuglée par le sang, arrogante, assoiffée de vengeance, prête
à briser de la manière la plus scélérate un lent processus de métabolisme de
notre histoire nationale. Le fait principal qui rend si sensible l’opinion
publique française à l’affaire Battisti est, tous comptes faits, l’incroyable
manouvre du bulldozer judiciaire par lequel on veut passer par-dessus la
décision présidentielle de Mitterrand, qui a tant contribué à la clôture d’une
période extrêmement ambiguë et inhumaine, celle des années de plomb.

A une
distance de quinze ans, arrive une variable folle qui décide de faire de
Battisti un emblème du terrorisme international et qui, cyniquement, profite du
climat barbare qui s’est imposé au monde après le 11 septembre, au prix de la
pire réouverture possible de la question des années 70, sous forme de remise au
goût du jour du thème de l’engagement frontal, de la vengeance posthume et,
puisque posthume et consommée à plus de vingt ans de distance, sommairement
injuste. La justice n’est pas une algèbre, surtout quand est en jeu une
tragédie nationale et collective. La loi du talion, elle, oui, c’est une
algèbre, elle se résoud avec la froideur et le détachement d’une équation, sans
prendre garde ni au contexte ni au temps passé. Dans l’affaire Battisti, il n’y
a pas du pour ou du contre : ou bien l’on est du côté de la justice humaine ou
alors, on prend parti pour la loi du talion. Les juges français n’ont pas
appliqué la loi du talion : ils ont simplement consenti aux pressantes
demandes en coulisse des autorités italiennes, conduites par le ministre
Castelli. En créant ainsi un précédent qui préoccupe beaucoup les Français : le
comportement du ministre de la justice Perben envers la magistrature, tenue en
échec par la menace politique.

Nous avons déjà vu combien cette attitude de
conflit et de chantage entre pouvoirs, ici, en Italie, est en mesure d’arrêter
le développement d’un Pays - tel est l’authentique virus berlusconien, né dans
le bouillon primordial de l’esprit réactionnaire et de la libido sanguinaire
aux temps de Tangentopolis (la série d’enquête pour corruption lancée par la
magistrature milanaise contre Berlusconi et consorts -N.d.T.), et adopté comme
modèle de lutte entre les institutions durant les deux gouvernements
Berlusconi. A présent, le virus, après cet arrêt de la chambre, paraît inoculé
aussi du côté français. C’est et ce sera le problème de la France, mais aussi
de l’Europe. Le modèle sur lequel a été pris une décision soumise aux pressions
politiques aura certainement des reflets sur l’avenir politique de la France,
mais aussi sur celui du continent, d’où est en train d’émerger justement ces
jours-ci la silhouette des futurs affrontements entre pouvoir exécutif et
judiaire.

Quant à l’Italie, on continuera ici à mesurer la profondeur des sillons creusés
dans le conscient et l’inconscient collectifs par des mois de conditionnement
psychique. Aucun organe de masse et aucun média n’échappe à l’accusation de
conditionnement acéphale : tous ont tiré contre Battisti, la litanie est montée
d’intensité jusqu’à des sommets que, personnellement, il ne m’était jamais
arrivé de voir auparavant. Au point qu’il y a quelques jours, à Pordenone, où
durant une présentation littéraire, j’ai été contraint de passer vingt minutes
à répondre à des questions sur Battisti, revenu à l’hôtel à une heure du matin,
j’ai assisté à la énième interview, rhétorique jusqu’à la nausée, que les
médias ont imposé aux enfants des victimes, tous unis pour exprimer les
opinions les plus atrabilaires et les moins motivées contre Battisti -
réédition d’une émission ancienne, déjà diffusée deux fois sur Rete4 un mois
plus tôt, qui répandait avec naturel les thèses pré-acquises de l’éventuelle
culpabilité de Battisti. La persistance de l’attitude médiatique est au moins
aussi condamnable que le contenu qu’elle véhicule. Et ceci n’est que la moitié
du problème. Parce que, en amont, il y a l’indignité d’une décision prise en
l’absence la plus brutale de précautions, non seulement institutionnelles mais
surtout citoyennes.

Rouvrir, dans cette orgie de violence qui s’est déroulée
sur 100% de la surface médiatique italienne, une question aussi délicate que
celle des années de plomb va justement de pair avec l’incroyable détention
d’Adriano Sofri et risque de rendre virulente l’atmosphère du Belpaese. Qu’on
pense à l’attitude railleuse du ministre Castelli à l’égard du président
Ciampi, quand le plus haut représentant de l’Etat a demandé à ce membre de la
Ligue du Nord (formation xénophobe et l’un des partis au pouvoir - N.d.T.) le
dossier Sofri pour évaluer les termes d’une grâce non demandée. L’humus dans
lequel mûrit le cas Battisti est celui-là : le degré maximal d’incivilité
culturelle et juridique auquel l’Italie soit exposée depuis des décennies. Nous
sommes arrivés au point que, parlant avec un haut magistrat, j’ai eu les plus
grandes peines à le convaincre qu’il ne pouvait affirmer que " ce con du groupe
de Barbone doit aller en prison ", l’histoire de Battisti n’ayant rien à voir
avec cela. Il faut même espérer qu’au cas où, par malheur, Battisti devait un
jour être extradé, on publie les actes du procès honteux contre lui : c’est une
matière digne d’un essai, une affaire emblématique de la violence
pseudo-juridique par lequel on a arrêté un processus extrêmement dangereux pour
les institutions partitocratiques en Italie.

Si la chronique, ce que nous ne nous souhaitons pas, devait nous contraindre à
accomplir ce pesant labeur de publiciste citoyen, qu’il soit dit dès à présent
que la tâche sera menée à bien.
Pour l’instant, attendons la prochaine étape judiciaire. La France a encore le
temps d’éviter un deuxième, peu glorieux enterrement de l’héritage politique
d’un de ses plus grands présidents.

(1)Donc, c’est fait : cet alignement berlusconien de Chirac, dénoncé à l’avance
le 30 juin, s’est réalisé le 2 juillet. Qu’il soit permis au traducteur de dire
ici, au passage, qu’il laisse la responsabilité de l’appréciation de la taille
de Mitterrand dans l’histoire à l’auteur. (N.d.T.)

http://www.carmillaonline.com/

(traduction S.Q.)