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Cesare Battisti : VERS TOUJOURS PLUS D’INDIGNITE

Publie le dimanche 4 juillet 2004 par Open-Publishing
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de BERTRAND SCHMITT

Ainsi, les juges de la chambre de L’Instruction de Paris ont rendu leur verdict sur ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « l’affaire Battisti » en décidant de permettre l’extradition d’un homme qui depuis treize ans avait refait sa vie en France, où il avait coupé avec un passé douloureux et où, entouré de sa famille, il s’était attelé à bâtir une nouvelle existence. Ce matin, à plus d’un millier de kilomètres, je me réveille partagé entre l’indignation, la colère, la honte et la peur. Indignation et colère face à un verdict qui me semblait, il y a seulement quelques jours parfaitement improbable tant les pièces du dossier à charge étaient faibles, sujettes à caution, tant elles venaient remettre en cause -d’une façon on ne peut plus criante- les principes de fonctionnement d’une justice italienne empêtrée dans ses fantômes, ses haines, ses rancœurs, ses règlements de compte, ployant encore sous la lourdeur de plomb de son passé. Indignation et colère face à l’incroyable déni de justice que constitue ce verdict qui, sur la base des mêmes éléments, que sans qu’aucune pièce susceptible de changer les données de l’affaire n’ait été versée au dossier et qu’alors que nul ne peut rejuger deux fois la même personne pour les mêmes faits, vient annuler la décision prise en 1991 par la justice française de garantir à Cesare Battisti le séjour en France, sous la protection du droit français.

Indignation face à la « curée » médiatique, orchestrée par une certaine presse italienne et française qui, afin de faire pression sur une opinion le plus souvent ignorante des faits, n’ont pas hésité à présenter Battisti comme un assassin « avéré », alors que les accusations qui pèsent sur lui, déjà contradictoires et douteuses lors du procès en Italie, n’ont jamais été prouvées, que la condamnation de Battisti s’est faite en son absence, sur la base d’« aveux » de repentis (méthode qui à l’époque avait été sévèrement critiquée par les observateurs étrangers et qui est aujourd’hui dénoncée par certains de ceux qui ont eu à en subir les conséquences). Colère et indignation face aux mensonges grossiers et éhontés proférés par des personnes en charge du dossier, comme par certains responsables politiques qui, afin de « banaliser » le verdict qu’ils requéraient, ont fait croire que Cesare Battisti pouvait décemment retourner dans son pays pour y être rejugé, alors que le droit italien ne reconnaît pas la possibilité pour une personne condamnée par contumace de pouvoir se représenter devant ses juges. Ce mensonge est d’autant plus intolérable qu’il est le fait de personnes averties, connaissant la législation italienne et qu’il prend ainsi toute son abjecte mesure, celle d’une manipulation, d’une « tactique » politique sordide et dangereuse. Indignation et peur face à une justice qui accepte sans sourciller de se soumettre à pareille mascarade, qui démontre par là qu’elle est « aux ordres », qu’elle n’a servi, en l’affaire, qu’à servilement entériner une décision politique -couvrant, sans doute, de minables tractations passées entre les gouvernements français et italien - et qui par là-même se juge.

Moi qui regarde la France depuis l’étranger, qui suis très souvent amené à partager le regard que lui portent ici mes amis, j’ai honte d’un pays qui n’hésite pas à proclamer de par le monde ses « hautes » valeurs démocratiques, ses incomparables vertus du « Pays des droits de l’homme et du citoyen » - qui ne se gène d’ailleurs guère pour donner des leçons à ses voisins- mais se montre incapable de respecter la parole donnée. Mais quelle leçon a le droit de donner un gouvernement qui depuis son arrivée au pouvoir traque systématiquement et accable de son mépris les plus faibles et les plus démunis ? Quelle morale peut bien défendre un Etat qui n’hésite pas à interpeller, rudoyer et faire comparaître devant la justice des individus coupables d’avoir donné un sens concret au troisième terme, aujourd’hui bafoué, de la litanie républicaine, coupables d’avoir appliqué cette « fraternité », cet élémentaire droit d’assistance à personnes en détresse et en danger, auprès de clandestins, sans abris depuis la fermeture musclée du centre de Sangatte ? Quelle leçon peut se permettre un gouvernement qui avec l’expulsion de l’universitaire Paolo Persichetti en décembre 2002, avec l’actuelle charge de son garde des Sceaux contre Cesare Battisti se défait lâchement de la parole donnée ?

Car faut-il rappeler que le séjour de Cesare Battisti en France, comme celui de nombreux anciens militants de l’extrême gauche italienne, a été rendu possible suite à la décision de François Mitterrand, alors président de la République, d’offrir un asile, un havre, une protection légale et donc une nouvelle chance, à tous ceux qui « déposeraient les armes » qui sortiraient du cercle de la violence et choisiraient une nouvelle vie ? Faut-il préciser que cette décision ne fut certainement pas le fait d’une quelconque sympathie de Mitterrand pour les luttes qui avaient été menées en Italie mais répondait à une simple exigence : celle d’engager un nécessaire processus d’amnistie dont l’Italie ne voulait pas entendre parler et qu’elle refuse encore obstinément aujourd’hui. Doit-on encore rappeler que cette décision, toute politique qu’elle fût, fut acceptée et confirmée, vingt trois ans durant, par les neuf gouvernements français, de gauche comme de droite, qui se sont succédés ? Faut-il encore préciser que l’actuel président de la République française accepta lui-même cette décision et qu’il fut amené à la confirmer ?

C’était sur la base d’un tel engagement moral, s’appuyant sur la parole d’Etat mais aussi sur la parole personnelle données que Cesare Battisti s’était cru autorisé à rester en France pour y tenter d’oublier ses propres fantômes et dans l’espoir d’y refaire sa vie. Le jugement que vient de rendre la cours d’appel, en complète contradiction avec les précédentes décisions de justice, comme avec les propos de certains responsables politiques qui s’abritant derrière ce verdict n’hésitent déjà plus à se dédire, signifie-t-il qu’il est à ce point facile de se démettre de ses engagements, que la moindre tractation politicienne, le plus petit « arrangement » entre gouvernants, peuvent remettre en cause des promesses plusieurs fois réitérées ? Faut-il donc en conclure que la parole de l’Etat français n’a aucune valeur, qu’elle n’assure aucune garantie ? Cesare Battisti, lui, a bel et bien respecté la sienne. Il a choisi une nouvelle vie, il en a fini avec la violence de sa jeunesse et sans renier ce qu’il estimait encore de juste de ses engagements passés a choisi de mettre ses idées, ses convictions et ses doutes au service de l’écriture. Il est devenu un auteur, un ami, un voisin apprécié et respecté.

Il y a maintenant cinq ans, j’ai eu l’occasion de dîner avec Battisti chez des amis communs. L’image que je garde de lui, après cette rencontre, est à mille lieues de celle de l’« ex-terroriste » que les médias se plaisent à noircir pour exploiter un filon devenu ces derniers temps bien juteux. Ce que j’ai entrevu de la vie de cet homme était aussi bien loin de cet « exil doré », que lui renvoient aujourd’hui hargneusement à la face des médias italiens qui ne jurent que par l’expiation et la vengeance. Partir de chez soi, errer dans plusieurs pays d’accueil, devoir réapprendre chaque fois à y vivre, subsister dans des conditions financières difficiles, passer chaque jour avec la peur d’être extradé, n’est pas une garantie de bonheur assurée. De cette soirée, j’ai emporté un petit livre qu’il avait fait paraître aux Editions mille et une nuits. Ce petit récit, conte sur un air mi-tendre, mi-humoristique, le rêve fou de refaire sa vie. En lisant ce petit livre, ainsi que le très émouvant Cargo sentimental, dernier ouvrage de l’auteur, et dans lequel l’auteur revient sur ses années militantes en Italie, on ne peut s’empêcher de sentir tout le chemin parcouru depuis ces années terribles où les choix humains et politiques se réduisaient souvent à leur expression la plus ultime et prenaient les contours de l’espoir ou du désespoir le plus fou. Parmi les détresses, le poids des souvenirs, les questions que brassent ces récits, une certitude s’impose. Celle qu’il existe d’autres armes, d’autres moyens de combat, qu’aujourd’hui, dans un contexte différent de celui de l’Italie des années soixante-dix, qui fut celui d’une quasi guerre civile, avec sa politique violente et répressive, ses pressions policières, son cortèges de lois spéciales et d’exceptions, il est peut être possible d’envisager de réapprendre à vivre, tout en continuant à lutter. C’est cette possibilité même que, par son jugement, la chambre de l’Instruction de Paris cherche à dénier à Cesare Battisti et, par delà-lui, à tous les autres réfugiés italiens.

Face à ce qui se profile de terrible derrière cette décision et qui augure funestement de ce que sera l’utilisation du « mandat d’arrêt européen », il ne m’importe même pas de savoir ce que Battisti et ses camarades de lutte ont véritablement commis, ou non. Je ne suis pas là pour juger des actes et des choix politiques, sans aucun doute erronés, certainement condamnables, mais que d’autres circonstances historiques, d’autres enchaînements de faits ou de situations auraient pu faire commettre à beaucoup d’autres, auraient peut-être pu me faire commettre, moi aussi. L’histoire des siècles passés a été émaillée de pareils choix, souvent dramatiques. Que ce fût lors de la Révolution française, lors de la Commune de Paris, lors du soulèvement populaire dans les Asturies en 1934, lors de la guerre civile espagnole, lors de la libération de la France en 1944, lors des guerres d’indépendance en Indochine, en Algérie..., des individus ont commis des actes violents que les circonstances souvent entraînaient. Incendies de bâtiment officiels ou religieux, combats de rues, exécutions sommaires, lynchage publics ..., aucun de ses actes n’étaient en principe meilleurs ou pires que ceux aujourd’hui reprochés à Cesare Battisti. La plupart furent amnistiés, mêmes ceux parmi les plus atroces, parce qu’il ne pouvait en être autrement. Parce qu’un pays ne peut vivre à ressasser ses luttes fratricides, à ne laisser comme porte ouverte que celle de la vengeance. Cesare Battisti a délibérément tourné la page. Et seul cela m’importe. L’ancien militant révolutionnaire s’est efforcé, s’efforce encore, de se rebâtir une autre vie, comme l’ont fait les autres réfugiés italiens qui avaient eu confiance dans la parole que la France leur avait donnée. Les renvoyer aujourd’hui en Italie, sans possibilité d’être rejugés, sans perspective d’amnistie, c’est détruire ce que le temps avait essayé de reconstruire, c’est rouvrir des plaies qui ont eu du mal à cicatriser. Une telle solution qui est celle du reniement, de l’abandon, de la vengeance et de la haine est purement et simplement inacceptable.

Il y a quelques années, nous n’avions pu empêcher la lâche extradition de Paolo Persichetti, aujourd’hui, nous sommes bien fermement résolus à ne plus laisser se commettre un tel acte qui nous atteindrait personnellement dans ce que nous avons de dignité.

Bertrand Schmitt.(Poète, scénariste, réalisateur est membre du groupe de Paris du mouvement surréaliste).

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