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Télérama et Battisti

Publie le lundi 5 juillet 2004 par Open-Publishing
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Mercredi 30 juin 2004. La cour d’appel de Paris s’est prononcée en faveur de l’extradition de Battisti. Ses avocats devraient se pourvoir en cassation.

Les intellectuels français se sont-ils fourvoyés en critiquant les Italiens ?Débat.

La scène se déroule au milieu des années 90, dans un bus, à Turin. Un universitaire communiste (Nanni Moretti) atteint d’une balle dans la tête lors d’un attentat commis quinze ans plus tôt par un commando d’extrême gauche aperçoit celle (Valeria Bruni-Tedeschi) qui a tiré sur lui et qui purge sa peine selon les modalités italiennes - elle travaille à l’extérieur dans la journée, regagne la prison le soir. Entre le prof et l’ex-terroriste, un mur d’incompréhension qui jamais ne tombera : « Ce film de Mimmo Calopresti, La Seconda Volta, dit l’historien Marc Lazar, est emblématique d’une blessure qui ne se referme pas en Italie. Mais cette incompréhension s’étend aujourd’hui, à la faveur de l’affaire Battisti, à la majorité des Italiens, de droite comme de gauche, et à une partie de la gauche française. »

Suivez le regard de l’historien : un livre sorti le mois dernier, à la jaquette rouge, et au titre sans appel, La Vérité sur Cesare Battisti (éditions Viviane Hamy, 7 €). Les premières lignes ne mentent pas : « Déni de droit, non-respect de la parole de la France et désinformation, tout oblige à lever le voile sur l’affaire Cesare Battisti, afin que chaque Français puisse atteindre, de manière objective et par l’usage de la Raison chère à Voltaire, à la vérité qui lui est scellée. » L’auteur, Fred Vargas, s’est fixé une mission : montrer, avec des textes et des documents choisis « loin de toute polémique partisane, combien l’extradition de Cesare Battisti constituerait une injustice profonde pour l’homme, un affront à l’honneur de notre pays et de ses citoyens, et une faute gravissime au regard de l’Histoire. »

L’exergue intimide ! Osons tout de même un rappel des faits. L’Italie a connu, entre 1969 et 1989, une crise, sociale, politique et culturelle, sans comparaison en Europe, qui a dérivé vers une « lutte armée » impliquant l’extrême droite, certains secteurs de l’appareil d’Etat, et l’extrême gauche, et qui s’est traduite par 380 morts et 2 000 blessés. Pour enrayer cette violence, le gouvernement italien, de 1974 à 1982, a édicté une série de lois et de décrets, notamment sur les « repentis » - qui dénonçaient leurs camarades en échange de remises de peine - et les « dissociés » - qui renonçaient à la lutte armée, sans dénoncer.

Cesare Battisti devient membre en 1977 de l’un des plus violents groupes armés d’extrême gauche, les PAC (Prolétaires armés pour le communisme), qui s’était spécialisé dans les « expropriations prolétariennes ». Il est arrêté en 1979 au cours d’une rafle menée après le meurtre du bijoutier Torregiani, par son groupuscule. Condamné en mai 1981 à douze ans et dix mois de prison pour participation à bande armée et détention d’armes, il s’évade le 4 octobre. Cinq ans plus tard, réfugié au Mexique, il est condamné par contumace à perpétuité, essentiellement sur les déclarations de Pietro Mutti, un « repenti » des PAC, qui affirme que Battisti a tué personnellement, avec sa complicité, le gardien de prison Santoro et le policier Campagna ; qu’il a participé « en couverture » à l’assassinat du boucher Sabbadin ; qu’il a pris part au projet d’assassinat de Torregiani.

En 1985, le président François Mitterrand énonce ce que l’on qualifie aujourd’hui de « doctrine » : la France accueille les réfugiés italiens ayant rompu avec toute forme de violence politique. Cesare Battisti arrive en France en octobre 1990. Le 29 mai 1991, la cour d’appel de Paris le déclare non extradable, et il amorce une vie au grand jour. En 1998, après les accords de Schengen et la création d’un espace judiciaire européen, Lionel Jospin assure les avocats italiens de la continuité de l’attitude de la France. Mais, le 11 septembre 2002, le ministre de la Justice Dominique Perben rencontre son homologue italien, Roberto Castelli, pour conclure un accord sur les extraditions. Battisti est arrêté le 10 février dernier puis relâché. La cour d’appel de Paris se prononcera définitivement sur son cas le 30 juin prochain.

On le voit, il existe de bonnes raisons de refuser cette extradition. Et, sur ce plan, les documents réunis par Fred Vargas sont convaincants. Ainsi ce texte de Pierre Vidal-Naquet, Edgar Morin, Stéphane Hessel et Madeleine Rebérioux, dans Le Monde du 7 avril : « Que Cesare Battisti et les autres Italiens menacés d’extradition par le gouvernement français soient coupables ou non des faits qui leur sont reprochés par la justice italienne ne nous regarde pas. Nous ne prétendons pas non plus donner de leçons de démocratie à l’Italie, mais, en nous opposant fermement à ces extraditions, nous voulons faire respecter la parole donnée par la France à ces Italiens qui se sont réfugiés sur son sol pour fuir les poursuites liées aux violences des années de plomb. »

Tout en soulignant la respectabilité de ce point de vue, l’historien Marc Lazar rappelle que ce que l’on a fini par appeler la « doctrine Mitterrand » excluait les crimes de sang : « Le grand changement vient avec Lionel Jospin, qui dit : "On les protège tous, quoi qu’ils aient fait." » On peut aussi souligner que le président de la République n’a aucun pouvoir légal en ce domaine ; mais ajouter que le droit français reconnaît l’autorité de la chose jugée, de sorte qu’il est illégitime de réexaminer un dossier dès lors qu’aucun fait nouveau ne s’est produit ; et rappeler pour finir que la loi italienne, contrairement à la loi française, ne prévoit pas de nouveau procès après un jugement par contumace. C’est d’ailleurs pour ce motif strictement juridique que la cour d’appel de Paris, en 1991, avait refusé l’extradition de Battisti.

L’affaire pourrait en rester là. Mais elle n’en restera pas là, même si, comme cela est souhaitable, la cour décide de ne pas extrader Battisti. Car, entre-temps, Fred Vargas et autour d’elle un certain nombre d’intellectuels français se sont livrés à une formidable entreprise de délégitimation de tous les points de vue italiens - juges, journalistes, politiques - qui avaient fini par « sortir » dans la presse française. Délégitimation, non à cause de ce qu’ils disaient, écrivaient ou pensaient, mais bel et bien à cause de ce qu’ils étaient. Les juges Armando Spataro - certes un rouge opposé à Berlusconi, mais « procureur lors du procès Battisti » - et Luciano Violante ne méritaient pas d’être écoutés puisqu’ils s’étaient « compromis dans une justice de plomb ». Les journalistes de La Stampa ne méritaient pas d’être lus puisque ce journal « appartient au groupe Fiat, qui fut dans la ligne de mire de l’extrême gauche lors des révoltes italiennes. » Comment, poursuit Fred Vargas, le journal Le Monde a-t-il pu relayer l’infâme campagne « déclenchée dans les médias italiens » et fournir ainsi « un excellent exemple de la puissance des techniques de désinformation discrète et d’intoxication larvée » ?

« L’Histoire est là, qui guette, qui sait, et qui, de toute façon, saura », conclut Fred Vargas avant de livrer une chronologie des années de plomb ne répertoriant - belle leçon de vérité - que les attentats commis... par l’extrême droite, à commencer par le massacre de la Piazza Fontana à Milan en septembre 1970 : « Ce fut le véritable élément déclencheur de la réaction de la gauche extraparlementaire, qui décida de prendre les armes contre un Etat qu’elle jugeait responsable d’une situation politico-sociale insoutenable dans ce pays »...

C’est exactement la ligne de défense de Battisti ! Dès le 12 septembre 2002, dans un article du Monde, il s’en tient à son leitmotiv : « Le pouvoir nous a poussés sur le terrain des armes. » Marc Lazar ne peut éviter une pointe d’ironie : « Encore la fameuse invocation des circonstances... C’est à cause des circonstances qu’en 1792 la guillotine a commencé à s’abattre, à cause des circonstances qu’en 1917 les bolcheviks ont commencé à fusiller. Mais l’extrême gauche n’était pas seulement "contrainte" de passer à l’action armée, comme on le dit souvent en France, par la violence de l’extrême droite et de certains secteurs de l’appareil d’Etat ! Elle l’a fait en fonction de sa propre idéologie de la violence, contre la domination de la démocratie chrétienne et la social-démocratisation du Parti communiste italien, et comme moyen de faire la révolution. » Le 10 mars dernier, sur le site du Nouvel Observateur, Battisti, sans jamais affirmer catégoriquement qu’il n’a pas tué, reconnaît une vague culpabilité collective, avant de repartir dans une bonne vieille phraséologie gauchiste : « Je ne sais pas de quels crimes on parle. Les crimes que je connais sont ceux qui sont commis à l’égard de ces milliers de chômeurs qui, après avoir donné leur sang, génération après génération, pour le progrès de la démocratie, sont aujourd’hui exclus de la richesse qui pourtant leur appartient. »

L’écrivain Daniel Pennac, dont les prises de position pro-Battisti en France avaient suscité un tollé en Italie, a ensuite fait cette déclaration très inattendue dans La Repubblica : « Les générations européennes nées juste après la guerre, comme la mienne, ont construit leur personnalité psychologique sur l’indignité du père : collaborateur en France, nazi en Allemagne, fasciste en Italie. La responsabilité a donc été pensée comme quelque chose d’extérieur : on l’attribue au père quand on est jeune, au système quand on est adulte. Et ainsi, quand quelqu’un tue, il ne pense pas avoir commis le crime, dont il attribue la responsabilité à la cause, à la lutte prolétarienne ou autre. J’imagine que beaucoup de gens qui ont encore du sang sur les mains, parmi lesquels se trouve peut-être Battisti, ne se reconnaissent pas comme coupables. »

Et c’est bien cela qu’une très grande majorité d’Italiens de gauche a du mal à supporter. Peut-être, comme le souligne l’historien Quentin Deluermoz - seule contribution nuancée de l’ouvrage de Fred Vargas -­, parce que « la gauche italienne, actuellement en train de retrouver une légitimité de parole, doit absolument se débarrasser de toute relation, même imaginaire, avec l’extrême gauche ». Mais sûrement aussi parce que, comme le dit Marc Lazar, « même si l’extrême gauche violente a bénéficié d’un triple soutien - dans la gauche syndicale et politique, parmi les jeunes ouvriers du Nord venus de l’Italie du Sud, puis dans une fraction de la jeunesse autonome -­, la majorité des gens de gauche soutenait un Parti communiste italien en pleine rénovation, ouvert aux intellectuels, et défenseur des institutions républicaines ! Car, bonne ou mauvaise, c’était une démocratie, et les Italiens n’oubliaient pas qu’ils étaient sortis de vingt années de fascisme. Et que cette république italienne, malgré tous ses défauts, valait mieux qu’une dictature de droite ou éventuellement d’extrême gauche. »

« Les juges italiens mis en cause aujourd’hui ont été en première ligne dans la défense de ces institutions. C’est vrai qu’ils ont employé parfois des méthodes discutables, à la limite de la légalité, c’est vrai aussi que cette répression a davantage frappé le terrorisme d’extrême gauche que d’extrême droite, mais, contrairement aux Français, ils n’ont jamais constitué de Cour de sûreté de l’Etat, ils ont toujours maintenu les cours d’assises populaires, malgré les nombreuses défections de jurés terrorisés car menacés de mort. »

C’est à cette Italie de gauche qu’un troisième groupe d’intellectuels français - Philippe Sollers, Daniel Pennac, Dan Frank - dit aujourd’hui : certes, votre extrême gauche a tué, on n’est pas tout à fait d’accord, mais vous n’avez qu’à amnistier, comme nous l’avons fait avec la Commune et l’OAS ! « Ils oublient que nos processus d’amnistie ont été longs et douloureux, rappelle Marc Lazar, et ne veulent pas voir que l’actuelle difficulté italienne est à la mesure de l’intensité de l’affrontement des années 70. »

A trop dénoncer « ce passé italien qui ne passe pas », la gauche française ne mériterait-elle pas qu’on lui renvoie le compliment ? « Je vois bien que la tactique actuelle du PS est de se regauchir, poursuit Marc Lazar. François Hollande et Bertrand Delanoë, qui soutiennent Battisti, oublient juste que dans les années 70 ils auraient été les premières cibles de la "critique par les armes"... Quant aux leçons du PCF, ça me sidère : "Nos camarades italiens n’ont qu’à faire une amnistie." Quand on se souvient de la virulence avec laquelle ils parlaient des groupes gauchistes... »

Puisque la presse italienne a largement ouvert ses colonnes à tous les « bons conseilleurs » - « Amnistiez, amis italiens ! » - de la gauche française, laissons le dernier mot à Cesare Martinetti, correspondant à Paris de La Stampa, (le « journal de la Fiat »...). Dans « l’article très hostile » que Fred Vargas s’est bien gardée de reproduire, il énumère les mesures de clémence prises par l’Italie en faveur des anciens artisans de la lutte armée, y compris ceux qui ne se sont jamais repentis ni dissociés : « Je voudrais suggérer aux militants d’Action directe de demander l’asile politique en Italie. Il y a là-bas des lois qui prévoient diverses manières de les soustraire à l’état d’urgence qui, ici, en France, les tient enfermés depuis dix-sept ans dans des prisons spéciales d’où ils ne peuvent même pas sortir pour être soignés. »

En décidant le 14 juin dernier de remettre en liberté Joëlle Aubron, ex-Action directe, atteinte d’une tumeur au cerveau, les juges français auraient-ils retenu la « leçon » italienne ?

Vincent Remy

Télérama n° 2841 - 24 juin 2004

Messages

  • lundi 5 juillet 2004 (10h37) :

    Télérama : desabonnement

    Fred Vargas

    3 juillet 2004

    Télérama

    Service des abonnements

    Madame, Monsieur,

    Je souhaite que vous preniez acte de mon désabonnement immédiat à Télérama. Ceci à mon grand regret, tant j’ai longuement apprécié la qualité et les positions de ce journal auquel j’étais très fidèle.

    Le tournant pris mercredi 23 juin par Télérama au sujet de l’affaire Battisti est profondément choquant, tant au plan humain que éthique, juridique et historique. Il devient difficile de croire que Télérama émane des milieux de croyance catholique, quand on le voit oser écraser un homme avec des mots, au mépris de toute vérité historique et de toute droiture morale. Je ne suis pas sans savoir que, sous l’égide du Monde, Télérama a changé de direction, ceci expliquant cela. Pas sans savoir non plus qu’il existe dans votre équipe des gens de bien, tels Michèle Gazier et Michel Abescat, que je tiens à saluer ici avec beaucoup de respect. Mais ces journalistes n’ont hélas plus droit à une parole libre dans votre hebdomadaire.

    Pour ces raisons éthiques et républicaines, il ne m’est plus possible de lire un journal qui s’est finalement associé au massacre orchestré contre Cesare Battisti. A compter de ce 23 juin, Télérama a cessé de figurer parmi les journaux justes et humains. Nos chemins de fidélité se séparent donc ici.

    Je ne tente même pas d’adresser un mot au courrier des lecteurs : je sais par avance que Télérama ne le publiera pas.

    Avec mes regrets pour votre passé perdu,

    Fred Vargas

    http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=8008

    • REABONNEMENT A TELERAMA

      Depuis longtemps je ne lis plus Télérama car trop souvent partisan, idéologue ? conformiste (je me rappelle , il y a plus de 20 ans, un contenu libre, une rédaction ouverte ...).

      Aujourd’hui un article, que je lis par hasard, plus personnel, libre, et dont je partage l’essentiel de l’argumentation ! Le journal aurait-il changé ? J’ai donc décidé de me réabonner à Télérama !

      PS : Qu’est ce que ça veut dire qu’on se désabonne à un journal parce qu’on n’est pas d’accord avec un article de ce journal !!!! Elle est où la liberté du journaliste ? Télérama, c’est pas la Pravda ou l’Huma !

      En plus que Télérama ne s’inquiète pas : vous continuerez bien sûr à le lire, en l’achetant dans les kiosques !

      ET BIEN SUR CE MESSAGE SERA TRES RAPIDEMENT EFFACE

    • La colaboration à toujours des amis. Sans eux, pas de colaboration.

  • Chic, chic, déjà deux désabonnements à Télérama, suite à cet Perbenarticle !

    Vous aussi, si vous ête encore abonné à Télérama, ouvrez la fenêtre changez d’ air.

    Merçi de faire suivre ce message et les textes ci-dessus. Ceci est le début d’ une - modeste - campagne de désabonnement à Télérama.

    > Si vous savez mettre en place une liste pour comptabiliser les désabonnements, à vous de jouer !

    • Des fois je me demande si la conscience du ridicule existe...

      On a vraiment affaire à de l’activisme de salon ici.

      Et que je me désabonne de Télérama parce qu’ils disent des choses non alignées avec ma pensée politique (mais bon ils ont été rachetés par l’immonde Monde, ce qui explique tout), et que je lance une pseudo campagne de désabonnement...