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Cesare Battisti : la fidélité du marrane, par Michel Tubiana

Publie le samedi 10 juillet 2004 par Open-Publishing


de Michel Tubiana

Il est toujours délicat de s’emparer des paroles d’un mort. Gilles Martinet, dans son point de vue "L’affaire Battisti et le complexe du marrane" (Le Mondedu 8 juillet), cite ce que Le Monde daté 24-25 février 1985 rapportait des propos de François Mitterrand concernant les réfugiés italiens : il en aurait exclu les auteurs de crimes de sang.

Ce n’est pas le souvenir que j’ai des propos du même François Mitterrand au congrès de la Ligue des droits de l’homme (de la- quelle j’étais secrétaire général) où, répondant à son président Yves Jouffa, il prenait l’engagement de ne pas extrader les réfugiés italiens sans se livrer à une quelconque distinction selon les crimes reprochés.

C’est d’ailleurs le sens de la seconde partie de la citation à laquelle se réfère Gilles Martinet où François Mitterrand accorde un asile général aux réfugiés italiens qui "ont de façon évidente rompu avec le terrorisme".

Ce fut là, à ma connaissance, la seule condition posée (et remplie). Ce ne fut pas le sort des Basques de l’ETA qui, malgré les protestations de la LDH, furent remis aux autorités espagnoles. Il est vrai que François Mitterrand était fondé à considérer qu’ils n’avaient pas "rompu avec le terrorisme".

Mais, encore plus que les paroles d’un mort, c’est la suite des choses qui atteste de leur portée. Parmi les réfugiés italiens présents en France depuis plus de vingt ans, un certain nombre se voient reprocher des crimes de sang. Or cela ne changea rien à l’attitude de François Mitterrand et des gouvernements successifs, de droite ou de gauche : aucun ne fut extradé. Au- delà des mots, les faits démontrent quelle a été la volonté de François Mitterrand.

S’opposer aujourd’hui à l’extradition de Cesare Battisti, et à celles annoncées d’autres réfugiés italiens, c’est d’abord faire respecter cette règle d’évidence : une parole donnée se respecte, surtout si cette parole est celle d’un Etat à l’égard d’individus. L’éthique de la parole donnée ne supporte pas les demi-mesures et les lignes de fuite. Que cela échappe à certains me surprend, je l’avoue.

Mais puisque cette considération d’évidence ne semble pas suffire, venons-en au fond des choses. Battisti innocent ou coupable ? Je refuse de consacrer un mot à ce débat. La seule question qui vaut est celle de savoir s’il a été jugé conformément aux principes élémentaires d’un procès équitable ou s’il peut l’être encore.

A ces deux questions, la réponse est non. Ainsi que le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme, rien ne peut se substituer à la présence effective à son procès de celui ou de celle qui est accusé des crimes les plus graves. Or Cesare Battisti, en fuite lors des procès ayant conduit à de multiples condamnations, ne sera pas, s’il devait être extradé, jugé à nouveau. Il ne pourra faire entendre sa voix, faire passer ce sentiment d’humanité qui trouve sa place dans tout procès et que ne résument ni la parole de l’avocat ni les pièces d’un dossier (et encore moins les dires d’un repenti). Ce droit lui est dénié par la procédure de contumace italienne qui en l’espèce, il faut le relever, offre moins de garanties que la loi française nouvellement adoptée, qui prévoit la possibilité d’être défendu en son absence par un avocat mais impose quand même, et dans tous les cas, un nouveau procès.

Au nom de quoi cette règle d’évidence devrait-elle être méconnue ? Les magistrats de la chambre de l’instruction de Paris ont déjà répondu : "La conduite de l’extradable était de nature à l’exclure du bénéfice des droits définis à l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme." Se rend-on bien compte de ce que ces magistrats ont écrit ? A les suivre, nul n’a droit à un procès équitable s’il n’est pas lui-même respectueux du droit ! Détestable époque qui, de George Bush aux magistrats de la chambre de l’instruction de Paris, voit les droits de chacun relativisés au gré des intérêts des Etats.

S’opposer à l’extradition des réfugiés italiens, ce n’est pas faire injure à l’Italie ni même à l’Europe. C’est rappeler que le respect des principes ne se divise pas plus que celui de la parole donnée. Le propre du marrane, c’est aussi la fidélité à sa foi, en l’espèce à ses principes.

Michel Tubiana, est président de la Ligue des droits de l’homme (LDH).

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-372165,0.html