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Cesare Battisti et les droits français, italien et européen

Publie le samedi 10 juillet 2004 par Open-Publishing

de Nathalie Guibert

Cesare battisti , condamné par contumace à la prison à perpétuité en Italie, a-t-il été victime d’une procédure judiciaire contraire aux règles du procès équitable ? C’est ce qu’ont estimé les tribunaux français pendant de nombreuses années, en refusant d’extrader les ex-terroristes italiens réfugiés en France, avant que la cour d’appel de Paris produise une appréciation inverse, le 30 juin. C’est aussi ce qu’avancent les avocats de M. Battisti, qui attendent que la Cour de cassation se prononce et n’ont pas perdu toute chance d’obtenir un jour gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme.

L’Italie fait valoir que Cesare Battisti a été jugé par une cour d’assises ordinaire, qu’il a exercé les voies de recours prévues, et qu’il s’est fait représenter tout au long de son procès par un avocat. S’il ne s’est pas présenté à la justice, soulignent les Italiens, c’est volontairement. Le verdict doit donc maintenant être exécuté.

Mais ce ne sont pas tant les conditions dans lesquelles Battisti a été jugé que les conséquences de ce jugement qui peuvent être discutées. Si la décision, politique, est prise par la France d’extrader l’ancien terroriste, celui-ci purgera immédiatement en Italie la peine de perpétuité prononcée à son encontre en 1993. Car, contrairement à la procédure française de contumace, la procédure italienne ne prévoit pas la possibilité pour le condamné d’être rejugé. M. Battisti ne disposera que de la procédure de révision, aux conditions très particulières. Or la Cour européenne des droits de l’homme affirme que toute personne a le droit d’être jugée deux fois, sauf si elle est condamnée par une cour suprême.

En matière de contumace, la France comme l’Italie ont été condamnées par la Cour européenne. Dans l’arrêt Krombach du 13 février 2001, celle-ci a reproché à la France d’interdire toute défense à l’accusé contumax. Cette interdiction absolue d’être représenté par un avocat a été jugée contraire au droit au procès équitable défini dans l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme : celui-ci dit que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable". Il a fallu attendre la loi Perben du 9 mars 2004 sur la criminalité pour voir la contumace française adaptée aux exigences européennes.

La procédure est désormais remplacée par le jugement criminel par défaut : si un avocat se présente, le procès devant les assises se déroule comme si l’accusé était présent. La procédure s’applique aux accusés en fuite ou à ceux qui ne comparaissent pas sans excuse valable. Enfin, si le condamné par défaut est arrêté ou se constitue prisonnier avant la prescription de sa peine, l’affaire est rejugée devant une autre cour d’assises.

La procédure italienne, elle, n’a été que partiellement réformée depuis sa condamnation par la Cour de Strasbourg, en 1985, dans l’affaire Giancinto Colozza. L’homme, accusé d’escroquerie, avait été condamné en 1976 à six ans d’emprisonnement par contumace. Faute d’avoir pu lui remettre ses convocations, la justice avait considéré qu’il était introuvable (irreperibile), puis qu’il s’était volontairement soustrait à l’exécution d’un mandat (latitante). Les appels qu’il avait formulés après le jugement avaient été rejetés.

A l’époque, la justice italienne considérait que la volonté de se soustraire à l’arrestation était présumée dès lors que les recherches de la police se révélaient vaines. De plus, il appartenait à l’intéressé de prouver qu’il n’entendait pas se dérober à la justice. A plusieurs reprises, dans d’autres arrêts condamnant l’Italie, la Cour avait dénoncé l’insuffisance de cette simple "présomption", réformée depuis.

Pour les juges européens, un prévenu peut renoncer à son droit fondamental à un procès équitable, c’est-à-dire à se défendre lui-même ou être représenté par un avocat de son choix. Mais à l’unique condition que cette renonciation soit établie "de manière non équivoque" : si un doute apparaît, la personne doit pouvoir obtenir d’être rejugée après avoir été entendue. Ce principe vient d’être rappelé dans une décision rendue en mai contre l’Italie au profit de Thamas Somogyi, un Hongrois purgeant une peine de huit ans d’emprisonnement pour trafic d’armes à Tolmezzo : "Aucun contrôle scrupuleux n’a été accompli pour déterminer, au-delà de tout doute raisonnable, si la renonciation à comparaître du condamné était non équivoque", a conclu l’arrêt condamnant l’Italie.

GARANTIES

A l’inverse, dans sa décision favorable à l’extradition de Battisti, la cour d’appel de Paris a affirmé, au vu des pièces fournies par la justice italienne, qu’"il est établi"que M. Battisti, considéré comme latitante, "a délibérément renoncé à comparaître et que, sur ce plan, la conduite de l’extradable était de nature à l’exclure du bénéfice des droits définis à l’article 6-1". Pour la cour d’appel, "il n’appartient pas au juge français de s’ériger en censeur de la procédure pratiquée devant les juridictions étrangères".

Cependant, les juges européens ont aussi estimé, dans l’affaire Colozza, que "quand une législation nationale autorise le déroulement d’un procès nonobstant l’absence d’un accusé l’intéressé doit, une fois au courant des poursuites, pouvoir obtenir qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé de l’accusation portée contre lui". Ce second point, fondamental, n’a pas été réformé.

Aussi les juridictions françaises ont-elles longtemps refusé l’extradition de ressortissants italiens au motif que la contumace de leur pays était "contraire à l’ordre public interne". En clair : qu’elle offrait moins de garanties que le droit français. En octobre 2000, par exemple, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bastia avait refusé l’extradition d’Alvaro Baragiola, membre des Brigades rouges accusé d’avoir participé à l’assassinat d’Aldo Moro en 1978 et condamné plusieurs fois par contumace pour les mêmes faits. "La procédure de contumace italienne, en ce qu’elle porte une atteinte grave aux droits fondamentaux de la défense, est contraire à l’ordre public français", disait l’arrêt. Des décisions similaires ont été rendues pour refuser l’extradition de ressortissants turcs vers leur pays, où ils risquaient la peine de mort, supprimée en France.

Trois considérations, qui font appel à la morale et au droit, pourraient donc être réunies pour que le cas Battisti soit discuté devant la Cour européenne. D’une part, l’intéressé n’a pas défendu lui-même sa cause. D’autre part, il se voit privé d’une "seconde chance" de le faire en raison de la procédure de contumace. Enfin, les juges européens pourraient tenir compte des délais de prescription criminelle. Les faits dont a été reconnu coupable Battisti ont été commis il y a trente ans. L’homme vit en France depuis plus de vingt ans. La justice peut-elle agir si longtemps après les faits ?

Si, comme l’a souhaité vendredi 2 juillet le président de la République, Jacques Chirac, la France répond favorablement à la demande d’extradition de l’Italie, il restera à Cesare Battisti, une fois saisie la Cour européenne, la possibilité d’obtenir un ultime délai : en attendant que les juges européens aient statué sur le fond de l’affaire, il pourra demander une "mesure provisoire" sous la forme d’un sursis à exécution de la décision, au titre de l’article 39 du règlement de la Cour, afin de rester en France.

Nathalie Guibert

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