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Le journalisme, les médias et les droits humains

Publie le vendredi 16 juillet 2004 par Open-Publishing

de Taïeb Moalla

Les Cahiers du journalisme, décembre 2002 - Numéro 11

Le Conseil international pour l’étude des droits humains
Le journalisme, les médias et les droits humains [1] 2002, 25 pages

Basé à Genève, le Conseil International pour l’étude des droits humains a été créé en 1996. Il se présente comme un organisme indépendant, à but non lucratif, entreprenant « des travaux de recherche appliquée pour fournir des informations utiles aux organisations œuvrant dans le domaine des droits de l’homme ». [2]

Dans un rapport titré « Le journalisme, les médias et les droits humains », publié en mai 2002, le Conseil s’intéresse à la qualité de la couverture médiatique des sujets reliés aux droits de l’Homme. La version originale de ce document, long de 154 pages, a été rédigée en anglais. Un résumé exhaustif est également disponible, en français et en espagnol, sur le site Internet du Conseil [3].

Mené depuis juillet 1999, le projet a nécessité trois années de consultations, d’études de faisabilité et de rédaction mêlant près de 70 journalistes, rédacteurs et patrons de presse ainsi que des défenseurs des droits de l’Homme régulièrement en contact avec les médias. L’étude se propose d’analyser la manière dont les journalistes conçoivent, sélectionnent et hiérarchisent les informations relatives aux droits humains. L’arrivée des nouvelles technologies de l’information (et les transformations, sur les médias, qu’elles supposent) a également été étudiée dans ce rapport. Par ailleurs, les contraintes politiques, économiques et structurelles qui pèsent sur le travail médiatique y sont exposées de façon à faire ressortir les enjeux reliés à la couverture d’un sujet « hautement politique » [4]

Le rapport, réalisé à partir d’une série d’entretiens avec des journalistes et des défenseurs des droits humains ainsi que de quatre études de cas [5] , tente de répondre à des questions portant sur la nature et sur les obstacles de la couverture médiatique des sujets liés aux questions liées aux droits de l’Homme. Partant du constat que ces questions suscitent un intérêt médiatique croissant, le rapport soutient que les journalistes ont le devoir professionnel - plutôt que moral - de rendre compte des questions portant sur lesdits droits et que ce devoir comprend également l’obligation de mettre les informations relatives aux droits humains dans leur contexte pour éviter la simplification et les stéréotypes. Ainsi, pour assumer leur rôle éducatif, les médias doivent susciter la réflexion. Or, Gérard Mermet [6] nous explique que les médias (surtout audiovisuels), par manque de temps, évitent de nous expliquer les phénomènes sous leurs différents aspects. A cause des contraintes économiques, ils se contentent souvent de reproduire des clichés et des explications simplistes. Soumis à une concurrence féroce, ils doivent rendre intelligibles, au moindre coût et le plus brièvement possible, des événements parfois fort complexes. C’est ce que le rapport dit en expliquant que la primeur est souvent donnée aux atteintes spectaculaires contre les droits de l’Homme (celles observées lors de conflits armés par exemple) au détriment des cas moins flagrants ou des évolutions plus lentes. Dans le même ordre d’idées, le rapport précise que les droits humains ne sont pas tous traités à la même enseigne. Même si le droit international évoque les différentes facettes des droits de l’Homme [7], les médias privilégient souvent les droits civils et politiques au désavantage des droits économiques, sociaux et culturels.

D’autre part, il existe des divergences dans l’évaluation, faite par les journalistes eux-mêmes, du travail médiatique portant sur les droits humains. Si la plupart d’entre eux estiment que leur métier doit se résumer en l’obtention, la vérification et la diffusion des informations, d’autres se portent à la défense de certains principes, d’une responsabilité professionnelle. Contrairement à leurs confrères des pays du Nord, les journalistes des pays du Sud sont plus souvent portés à évoquer spontanément les problématiques liées aux droits de l’Homme et à en faire une partie intégrante de leur engagement journalistique. Les contraintes politiques et la précarité économique plus présentes chez les journalistes du Sud peuvent expliquer ce phénomène.

En évoquant les entraves qui s’opposent à une couverture cohérente et exacte en matière de droits humains, le rapport souligne, en vrac, la difficulté d’accès aux médias et au temps d’antenne, la culture institutionnelle des groupes médiatiques les plus puissants, leur manque de volonté (voire d’intérêt) de traiter des sujets « politiquement sensibles », le désir d’être consensuels et de plaire ainsi au plus grand nombre. D’emblée, les événements trop complexes qui ne permettent pas d’avoir des réponses tranchées [8] ont difficilement accès aux médias. Pour le traitement des autres événements, le rapport constate que la forme tend à primer sur le fond. Le contenu des informations étant sensiblement le même, les médias sont tentés de chercher la controverse spectaculaire et le détail sensationnel. [9] C’est ce qui a emmené Gérard Mermet à dire que « les médias se contentent de moins en moins de répercuter et commenter les événements qui se produisent « naturellement » dans la société. Ils sont amenés à les amplifier, donc d’une certaine façon à les déformer, afin de se différencier de la concurrence sévère à laquelle ils sont soumis... La même information à caractère politique diffusée par Le Figaro, Le Matin, Le Canard Enchaîné ou l’Humanité ne sera probablement pas présentée de la même façon par chacun d’eux ». [10] Outre ces limites, le choix des sujets à couvrir est aussi dicté par des contraintes intrinsèques aux médias. On peut citer le caractère essentiellement réactif du journalisme [11], la quantité importante des informations à traiter, le choix du point de vue rédactionnel et les rapports qui existent entre les reporters et la rédaction comme autant d’arguments contraignants. En conclusion de la partie qui évoque les contraintes à une couverture médiatique de qualité des sujets reliés aux droits humains, les rédacteurs du rapport font ressortir une règle générale voulant qu’« un événement est [généralement] jugé médiatique pour des raisons autres que les droits humains ». [12]

D’autre part, les partis pris, l’instrumentalisation (étatique ou non), l’utilisation impropre des termes, les critères de sélectivité, la contamination de l’information, le réductionnisme, le sensationnalisme et l’absence de contexte peuvent contribuer à présenter insuffisamment ou, plus grave encore, sous un faux jour, des questions liées aux droits de l’Homme. Le rapport consacre un chapitre aux perspectives d’avenir des médias nationaux et internationaux et ce, dans des environnements caractérisés par une importante mutation (technologique) et par des disparités, dans les priorités et dans les moyens, entre les médias occidentaux et leurs pendants du Sud.

En guise de conclusion, le Conseil international pour l’étude des droits humais soumet une série de recommandations destinées aux journalistes, rédacteurs et responsables des médias, aux pouvoirs publics et aux organisations internationales et aux organisations de défense des droits humains. Aux premiers, elle recommande surtout de suivre des cours et des formations internes (en particulier sur l’utilisation du vocabulaire adéquat lié aux droits humains). Aux pouvoirs publics, elle encourage l’élimination des entraves à la liberté de la presse et la garantie de l’accessibilité aux informations officielles. Finalement, le rapport, propose aux organisations de défense des droits de l’Homme de veiller à l’exactitude et à la fiabilité de leurs informations. Il en va de leur crédibilité.

L’idée maîtresse du rapport est que les droits humains sont un sujet de plus en plus couvert par les médias. La qualité semble meilleure malgré toutes les contraintes intrinsèques et extrinsèques qui empêchent lesdits médias de jouer leur rôle professionnel, celui de rendre compte des atteintes faites contre les droits humains. Le rapport insiste également sur la nécessité, pour les médias, d’être très prudents vis-à-vis des tentatives de manipulation. Certains exemples dans l’actualité internationale peuvent confirmer la nécessité d’une telle prudence. Ainsi, il convient de s’interroger sur les motivations, autres que médiatiques, pouvant expliquer l’intérêt soudain de la presse étasunienne à la question des droits de l’Homme en Arabie Saoudite, pendant l’été 2002. Aussi, nous pouvons poser la question de savoir si « L’affaire Ibrahim » [13] aurait suscité autant d’intérêt médiatique si le condamné n’avait pas eu la double nationalité égyptienne et américaine. D’autre part, comment expliquer les priorités des médias dans la couverture des grèves de la faim, selon les lieux où celles-ci se produisent ? [14]

Il convient de préciser que l’essentiel du travail de collecte et de rédaction du rapport du Conseil s’est fait avant les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi le rapport ne prend-il pas en compte la transformation des priorités de l’agenda public (et médiatique) pour qui « la lutte contre le terrorisme » importe désormais plus que la démocratisation des régimes politiques ou la lutte contre les atteintes aux droits de l’Homme [15]. C’est sans doute ce qui peut expliquer que le prestigieux journal londonien, The Financial Times, ait jugé bon de nommer un « Monsieur terrorisme » censé « devenir le spéléologue des réseaux terroristes, le grand ordonnateur d’une actualité appelée à perdurer, voire à faire époque » [16]. Un « Monsieur droits de l’Homme », dans les rédactions, se fait encore attendre !

Finalement, nous estimons que le rapport du Conseil international pour l’étude des droits humais, même s’il apporte peu d’éléments nouveaux, est une excellente référence, pour les journalistes et les chercheurs, permettant la compréhension des relations entre médias et droits humains. En utilisant un langage clair, précis et condensé, l’étude peut également offrir aux néophytes la possibilité de se familiariser avec les enjeux portant sur « le journalisme, les médias et les droits de l’Homme ».

Taïeb Moalla

Journaliste
ex-correspondant en Tunisie du journal Le Soir (Belgique)

15-07-2004

[1] rapport publié en ligne sur www.ichrp.org

[2] Présentation du Conseil International pour l’étude des droits humains, http://www.ichrp.org/, page consultée le 25 juillet 2002.

[3] Liste de toutes les publications du Conseil, hyperlink http://www.ichrp.org/cgi-bin/show ?what=publication&id=all, page consultée le 25 juillet 2002.

[4] Selon la page 2 du résumé français du rapport : « les droits humains se trouvent au cœur d’un débat hautement politique », hyperlink http://www.ichrp.org/excerpts/44.pdf, page consultée le 25 juillet 2002.

[5] Il s’agit des couvertures médiatiques de la guerre du Kosovo en 1999, de la crise de 1995 au Burundi, de l’arrestation d’Augusto Pinochet et des sanctions économiques à l’encontre de l’Irak.

[6] Gérard Mermet, « Démocrature ,Comment les médias transforment la démocratie », Aubier, 1987, 259 p.

[7] Nous pensons ici aux traités et pactes internationaux consacrés aux droits de l’Homme. Il s’agit en particulier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), du Pacte International relatif aux droits civils et politiques (1966) et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Toutes ces déclarations ont été signées et ratifiées par la plupart des Etats appartenant à l’Organisation des Nations Unies.

[8] Il s’agit des sujets liés au droits humains où il est difficile de délimiter « les bons » et les « méchants ».

[9] Le principe de l’émission « Al Ittijah Al Mouâakis » (l’autre opinion), programme phare d’Al Jazeera (chaîne Qatarie présentée comme étant « la CNN du monde arabe »), est la confrontation dont la violence verbale peut atteindre des sommets. L’animateur du débat ne fait rien (bien au contraire !) pour calmer ces combats de coqs.

[10] Gérard Mermet, op.cit., p.75.

[11] « Le souci de l’actualité affaiblit la réflexion rédactionnelle et éthique, qui représente un élément crucial sur les droits humains », précise le résumé français du rapport, page 8

[12] Ibid..

[13] Du nom du professeur universitaire Saad Eddine Ibrahim (63 ans), condamné à sept ans de prison pour "diffamation de l’Egypte", Le Monde, édition du 31 juillet 2002, hyperlink http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3212--286177-,00.html, page consultée le 14 septembre 2002

[14] Nous pensons notamment aux grèves de la faim, très médiatisées, menées par des activistes tunisiens (le journaliste Taoufik Ben Brick au printemps 2000 et l’avocate Radhia Nasraoui pendant l’été 2002) alors que d’autres grèves ont un accès beaucoup plus restreint aux médias. Ainsi, peu de médias ont parlé des centaines de militants marxistes turques en grève de la faim depuis octobre 2000. Ce mouvement, encore en cours, a fait 57 morts en deux ans (Associated Press, 10 septembre 2002 hyperlink http://cf.news.yahoo.com/020910/1/7vzf.html, page consultée le 10 septembre 2002).

[15] A ce propos lire l’article de Lise Garon et Taïeb Moalla portant sur « La remise en question de vieilles stratégies d’influence dans un agenda international redevenu sécuritaire, le cas tunisien », présenté lors d’un Colloque à Rabat portant sur « l’hypothèse du choc des civilisations » (14-16 juin 2002). A publier.

[16] Le Monde, édition du 12 septembre 2002.

Taïeb Moalla
Coalition Québec/Palestine

tmoalla@yahoo.com

http://www.tunezine.com/