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Cesare Battisti : Sans autre forme de procès

Publie le mardi 20 juillet 2004 par Open-Publishing

Monsieur le Président,

Cette lettre fait écho - un écho qu’hystérise quelque peu, sans doute, une colère trop longtemps contenue - à l’engagement public que vous avez jugé pertinent de prendre devant Silvio Berlusconi, ce dernier vendredi 2 juillet, au cours du 23e sommet franco-italien.

" Il est de notre devoir de répondre favorablement à une demande d’extradition ", avez-vous osé déclarer, faisant ainsi allusion à l’écrivain Cesare Battisti et aux autres réfugiés italiens dont les autorités cisalpines vous réclament - " à tue-tête ", pourrait-on dire - le rapatriement sans détour, tout ardentes qu’elles semblent être d’un furieux désir vengeur, d’une soif inextinguible de sceller plus douloureusement encore, et définitivement s’il était possible, des sorts déjà par tant tourmentés.

Outre le fond manifestement marécageux et nauséabond (l’un n’allant que rarement sans l’autre) de l’affaire qui nous occupe, c’est la spectaculaire nouveauté de votre attitude en cette circonstance qui, singulièrement, m’alarme : traditionnellement, en effet, les innombrables tentatives d’inféodation de l’institution judiciaire par le pouvoir politique empruntaient jusqu’alors (n’était-ce pas le moins ?) les méandres obscurs de voies dites " honteuses ". Toute honte serait-elle désormais à ce point bue qu’il vous soit loisible de proférer aussi impudente assertion sans autre forme de procès, avant même que la Cour de cassation ne puisse, sereinement, examiner le dossier dont elle est saisie " au seul regard du droit " et rendre son arrêt " en toute indépendance " ?

Bien que d’un naturel relativement candide, je n’en suis pas moins informé qu’il n’est guère de temples pour résister durablement aux marchands, que les relations franco-italiennes sont pour une large part (avant tout ?) des relations marchandes et que, du point de vue marchand, une parole vendue vaut assurément davantage qu’une parole donnée. Pour autant, n’y aurait-il plus aujourd’hui, selon vous, aucune autre valeur que marchande et tout pourrait-il être indifféremment bradé, en somme, à la faveur des soldes d’un été - que l’on dira bientôt, peut-être, " un été de plomb " ?

Donner, en cette année 2004, ne serait-il donc plus vraiment donner, ni reprendre vraiment voler, et votre fameuse empathie pour le bon sens commun. conséquemment évanouie ?

(.)

Si, d’aventure ou de guerre lasse, vous en veniez à reprendre une parole précédemment donnée " au nom de l’État " - décision éminemment scandaleuse en soi et dont les premiers effets, par surcroît, seraient de condamner à un avenir carcéral des réfugiés politiques placés sous votre protection -, comment ne seriez-vous pas aussitôt, du seul fait de cette atteinte pérenne à son autorité morale et à son prestige dans le monde, indigne de représenter la France ?

Que le déshonneur puisse jamais vous être indifférent m’importerait assez peu, croyez-le bien, s’il ne s’agissait d’un pays dont vous avez la charge - et qui est aussi le mien.

" En accordant tant d’estime à l’honneur et au courage, nous vous prouvons, en dépit de nos plaintes, le cas que nous faisons de la vie " (Duc de Lévis, Maximes et réflexions).

Veuillez croire, Monsieur le Président,

cette lettre dictée par un grand désarroi

 et bien sincèrement vôtre,

Julien Cendres

Julien Cendres est écrivain. Il est notamment l’auteur de À la splendeur abandonné, suivi de la Censure, conversation avec Marguerite Duras (éditions Joëlle Losfeld, 2001) et, en collaboration avec Chloé Radiguet, du Désert de Retz, paysage choisi (préface de François Mitterrand, éditions Stock, 1997).

http://www.humanite.fr/journal/2004-07-19/2004-07-19-397546