Accueil > La Révolution bolivarienne au pied des urnes

La Révolution bolivarienne au pied des urnes

Publie le jeudi 12 août 2004 par Open-Publishing


de BENITO
PEREZ


RÉFÉRENDUM - La transformation de la société vénézuélienne engagée depuis
1998 par le président Hugo Chavez passera un test décisif dimanche. Pour « Le
Courrier », quatre spécialistes du Venezuela donnent leur éclairage sur le processus
bolivarien.


Le Venezuela vit des heures historiques. A quelques jours d’un scrutin décisif,
pro et anti-Chavez s’accordent au moins sur un point : le référendum du 15 août
marquera durablement le futur du pays... voire du continent ! En jeu : le maintien
ou la révocation de celui qui incarne le processus de réformes sociales, politiques
et économiques le plus ambitieux qu’a connu l’Amérique latine depuis le Nicaragua
sandiniste ; la dite « Révolution bolivarienne ». Depuis son élection en 1998, et
surtout sa réélection de 2000, le charismatique président Hugo Chavez a multiplié initiatives
ponctuelles et réformes d’envergure. « Missions » d’alphabétisation, réforme agraire,
naturalisation des immigrés, réinsertion par le travail d’utilité publique, médecine
de proximité, coopérativisme, médias communautaires... plus rien ne se décline
au Venezuela sans référence au précepte bolivarien d’intégration nationale et
sociale. Au point de susciter la curiosité de tout un continent à la recherche
d’une alternative au néolibéralisme.

L’AIDE DES PÉTRODOLLARS

Pierre angulaire de cet édifice : la Constitution bolivarienne adoptée par référendum en 1999 et qui aligne les droits sociaux reconnus à tous les Vénézuéliens. Pour qu’ils deviennent réalité, dans un pays où sept citoyens sur dix vivent au dessous du seuil de pauvreté, Hugo Chavez s’appuie sur deux piliers : l’auto-organisation populaire et les pétrodollars de PDVSA, la société pétrolière nationale, véritable Etat dans l’Etat, récupéré de lon¬gue lutte par les secteurs bolivariens.

Au niveau macro-économique, l’arrêt des privatisations, l’instauration d’un contrôle des changes et le rapprochement avec les « frères » sud-américains ont aussi marqué une rupture avec les politiques libérales des années 1990. Mais attention, le socialisme n’est pas à l’ordre du jour, l’économie se veut mixte et le petit entrepreneur est le vrai héros bolivarien.

Soutenu dans un premier temps par l’immense majorité des Vénézuéliens décidés à se débarrasser de leur ancienne élite corrompue, Hugo Chavez doit faire face aujourd’hui à un fort mécontement des classes moyennes et aisées, fronde attisée par des médias commerciaux entièrement acquis à l’opposition.

Vilipendant le caractère autoritaire du pouvoir bolivarien - aussi dénoncé par des ONG telles que Reporters sans frontières ou Human Right Watch - et des mesures économiques qualifiées de « communistes », les mouvements d’opposition n’ont pas hésité à lancer deux mouvements de grève générale et à provoquer un putsch militaire. De quoi plomber durablement l’économie vénézuélienne, dont le produit national brut a chuté de 18% en deux ans.

Depuis l’échec de la dernière grève, en janvier 2003, la plupart des mouvements anti-Chavez affirment miser sur une défaite constitutionnelle du gouvernement. S’appuyant paradoxalement sur la Constitution bolivarienne, ils sont parvenus à récolter suffisamment de signatures pour convoquer un « référendum révocatoire ». Si, dimanche, le « oui » l’emporte dans les urnes, M. Chavez devra démissionner et un nouveau scrutin présidentiel sera organisé en septembre.

A quelques jours de ce référendum décisif pour l’avenir du processus de réformes, nous avons demandé1 à quatre observateurs avisés de la scène politique et sociale du Venezuela de définir plus précisément les contours du phénomène bolivarien et de commenter cet événement peu usuel : la mise au voix d’un processus « révolutionnaire » engagé six ans plus tôt.

Note : 1 Interrogés séparément par courriel entre le 6 et le 9 août.

Quatre observateurs

 Belge installé au Venezuela depuis 1994, Thierry Deronne est journaliste et cinéaste. Il participe depuis sa fondation à la TV communautaire « Teletambores », basée à Maracay (50 km à l’ouest de Caracas).

 Animateur du RISAL, Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine (http://risal.collectifs.net), Frédéric Lévêque est l’auteur de très nombreux articles sur le Venezuela. Licencié en sciences politiques, ce militant basé à Bruxelles collabore également au Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM).

 Le sociologue allemand Heinz Dieterich enseigne à l’Université autonome de Mexico. Observateur passionné des luttes sociales en Amérique, il fut longtemps chroniqueur du grand quotidien mexicain « El Universal », avant d’être remercié, en janvier, pour « propagande chaviste ». Il officie désormais sur www.rebelion.org et www.lafogata.org.

 Professeur de sciences politiques à l’Université Simon Bolivar de Caracas, José Vicente Carrasquero étudie la notion de culture politique et les comportements électoraux. Proche de l’opposition, il a soutenu sa prise de pouvoir lors de l’éphémère destitution d’Hugo Chavez en avril 2002.


Le secret de Chavez

Six ans de pouvoir, deux grèves, un putsch, une économie fragilisée, 95% des médias dans l’opposition, la pression de Washington... Rien n’y fait, Hugo Chavez conserve le soutien de millions de Vénézuéliens. Mieux, tous les sondeurs donnent sa cote à la hausse depuis six mois. Pourquoi ? « C’est l’effet des missions », répondent en choeur Heinz Dieterich et Frédéric Lévêque, faisant référence aux plans sociaux mis sur pied depuis 2003. Bâties en marge d’une administration trop acquise à l’opposition, ces « missions » bénéficient directement de la manne pétrolière. « La situation des plus pauvres - en termes de santé, de revenu, etc. - s’est indéniablement améliorée », commente le sociologue allemand, de retour de Caracas. Plus généralement, il estime que « le gouvernement a progressé », ses politiques devenant moins incantatoires, « plus efficientes ». Quant à la « reconnaissance croissante de ce travail dans toute l’Amérique latine », elle jouerait aussi un rôle révélateur pour nombre de Vénézuéliens, selon M. Dieterich.

Si M. Lévêque rappelle le « fort rejet de tout ce qui représente l’ancien régime », M. Dieterich insiste sur les échecs répétés d’une opposition décrédibilisée. Des fiascos résultant, selon lui, « du racisme et du mépris de classe, qui ont amené l’opposition à sous-estimer Chavez » !

Le politologue vénézuélien José Vicente Carrasquero livre une toute autre analyse. Pour lui, Hugo Chavez a « bâti sa popularité sur la division de la société en deux bandes : ses fans et ses ennemis qui doivent être dominés ». Le président maintiendrait ainsi - « par ses discours plus que par ses actions » - ses sympathisants « dans une espèce de mission permanente ».

Le professeur de l’Université Simon Bolivar refuse, en outre, de parler de faiblesse de l’opposition, préférant la qualifier de « nécessairement diverse » et de souligner qu’elle est parvenue à conserver son unité tout au long de la campagne référendaire.

Révolution ou poudre aux yeux

Nos quatre interlocuteurs font un constat unanime : « Le plus positif de [l’ère Chavez] est le réveil des Vénézuéliens à la politique », résume M. Carrasquero. Mais le politologue prend immédiatement le contre-pied : « Le problème, c’est que cela s’est fait par une division telle des Vénézuéliens qu’elle va jusqu’à séparer des familles entières. » A son sens, cette « fracture n’a pas de caractère sociodémographique », mais bien « politique ». « Même s’il y a davantage de chavistes dans les secteurs populaires et d’antichavistes dans la classe moyenne, on rencontre de tout dans tous les secteurs de la société. »

A contrario, Heinz Dieterich et Frédéric Lévêque identifient une « lutte de classes » derrière le processus bolivarien. Avec ce bémol du militant belge : « On assiste avant tout à une révolution culturelle. La politique gouvernementale n’a, elle, rien de révolutionnaire. Mais elle crée des conditions que l’on peut qualifier de révolutionnaires au sens marxiste. »

Plus catégorique, Thierry Deronne estime que « beaucoup de mesures perçues comme des réformes à l’aune du marxisme deviennent clairement révolutionnaires dans le contexte vénézuélien, avec sa tradition social-démocrate, populiste et clientéliste, et le contrôle exercé par les Etats-Unis ». Le journaliste de Teletambores met en avant les expériences de participation citoyenne, comme celles qui ont conduit à la création de près de deux cents médias alternatifs autogérés, mais aussi la renationalisation du pétrole, l’intégration latino-américaine et les missions de service public dans les bidonvilles. En fait, « tout dépend de quel point de vue on se place : pour les gens du barrio, on assiste bien à une révolution ! »

Point de vue partagé par Heinz Dieterich pour qui « Chavez a rendu la dignité au peuple vénézuélien et récupéré la souveraineté face à Washington ». Sans oublier la collectivisation des richesses nationales, le lancement des programmes sociaux, la lutte contre la corruption et la réforme agraire. « En comparaison avec le néolibéralisme, le processus bolivarien est une révolution, car il applique le modèle économique de développement du Premier Monde - industrialisation, interventionnisme, protectionnisme - que l’impérialisme tente d’interdire au Tiers Monde. Le sociologue allemand estime d’ailleurs que la politique de M. Chavez, qu’il qualifie de « développementalisme national-régional démocratique », constitue la « seule stratégie de développement possible dans le système mondial capitaliste ».

Des regrets ? « Que Chavez n’ait pas compris, dès le début, qu’il devait aussi intégrer les classes moyennes, la petite et la moyenne bourgeoisie à son discours. » Le maintien d’une « cinquième colonne » au sein même de l’Etat et le « manque de cohérence dans le projet, qui se définit au fur et a mesure, dans un jeu d’équilibres », ajoute Frédéric Lévêque.

Démocrate ou tyranneau ?

Presse locale, internationale et opposition présentent volontiers M. Chavez sous les traits d’un caudillo dans la pire tradition latino-américaine. Un portrait de dictateur en puissance qu’accrédite sa profonde admiration pour Fidel Castro mais que rejette catégoriquement Thierry Deronne. Actif depuis trois ans dans une TV alternative de Maracay, ce journaliste belge estime que « la démocratie participative ne cesse de progresser », notamment à travers les quasi deux cents médias communautaires légalisés (une centaine sont en attente), « qui font du Venezuela le pays où la communication citoyenne est la plus avancée ». Et cela « dans le respect de son autonomie. Fernando Solanas ou Eduardo Galeano, qu’on ne peut soupçonner de naïveté, ont souligné récemment l’incroyable liberté d’expression en vigueur. » Heinz Dieterich corrobore : « La Constitution vénézuélienne est la plus démocratique d’Amérique latine. » « S’il y avait un référendum révocatoire au Pérou et en Equateur, Toledo et Gutiérrez, avec leur 5% de popularité, seraient déjà dehors », s’amuse le sociologue basé à Mexico.

« Tout, dans la Constitution, va vers plus de démocratie », confirme à son tour Frédéric Lévêque. « Le problème, relève-t-il, c’est que Chavez a utilisé - surtout au début - des symboles autoritaires. Et il a commis des erreurs, comme de vouloir se mêler des affaires internes aux syndicats. De plus, tout est tellement centré autour de lui (Chavez y el pueblo) que cela peut donner cette impression. »

José Vicente Carrasquero est beaucoup plus sceptique. « Il y a une grande différence entre la théorie et la pratique. S’il est vrai que la Constitution contient nombre d’avancées démocratiques, le comportement du président et de la classe politique qui l’accompagne a été excluant et souvent intolérant. On n’a cessé de mettre des obstacles à l’exercice des libertés concédées... »

Le 15 août et après ?

Loin de considérer le référendum comme un signe de bonne santé politique, M. Carrasquero attend le 15 août dans l’incertitude. « Caracas est dans l’expectative », lance-t-il. « Il y un grand doute partagé des deux côtés quant aux intentions des adversaires en cas de défaite. Mais, au final, je pense que la tradition démocratique des Vénézuéliens s’imposera. »

Seule certitude : « La participation sera massive, ce qui représentera une reconnaissance du référendum comme mécanisme de résolution des conflits. » Pour le reste, se disant peu confiant dans des sondages « traditionnellement manipulés », M. Carrasquero relève que les études qu’il a pu personnellement analyser donnaient un « discret avantage » à la révocation.

« Les gens sont ici très confiants. La victoire [du non] est quasi acquise », rétorque Frédéric Lévêque. Heinz Dieterich et Thierry Deronne soulignent, quant à eux, les sondages très favorables au président, malgré le fait que plusieurs de ces enquêtes « prennent peu en compte les gens des barrios qui n’ont pas le téléphone pour répondre aux sondeurs », relève le journaliste de Teletambores. « Ce qui m’impressionne, poursuit-il, c’est que les gens font des plans pour l’après 15 août, comme si la victoire était assurée. » « Je ne crois pas que les gens laisseraient les bolivariens perdre le pouvoir. Le processus est allé trop loin », évalue M. Lévêque.

« Les signes de rapprochement de certains gouvernements voisins indiquent que ces pays parient aussi sur le non », renchérit M. Deronne.

Reste la « grande question » ! « Que va faire l’opposition ou au moins certains de ses membres ? » Présent à Caracas pour le scrutin, Frédéric Lévêque relève des rumeurs insistantes faisant état de « groupes violents » décidés à « empêcher les gens d’aller voter » et qui suscitent une mobilisation préventive des bolivariens. « La tension est à son comble », rapporte le militant belge. « Créer le chaos est la seule carte jouable [par l’opposition] vu l’énorme avance de Chavez dans les sondages. La violence permettrait au moins d’invalider le referendum, et peut-être de solliciter une intervention extérieure », imagine Thierry Deronne. La parade étant d’obtenir « la victoire la plus éclatante possible », pour que les anti-Chavez « ne puissent pas lancer leur « Plan B » : crier à la fraude, semer le chaos et la peur ».

Et si Hugo Chavez perdait ? « La défaite serait énorme ! », admet M. Lévêque. Mais la conscience politique suscitée par la Révolution bolivarienne persisterait. « Le mouvement populaire resterait fidèle à Chavez et à sa lutte contre l’oligarchie », assure M. Dieterich. Frédéric Lévêque confirme : « Ce mélange d’organisation communautaire et de spontanéisme va encore faire des miracles. Je l’espère. »

http://www.lecourrier.ch