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Battisti, un enjeu politique

Publie le vendredi 20 août 2004 par Open-Publishing
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Le 21 avril 1985, Mitterrand garantit l’asile aux Italiens accusés d’actes terroristes avant 1981. Vingt ans plus tard, la cour d’appel de Paris se prononce pour l’extradition de l’écrivain.

vendredi 20 août 2004

C ’était il y a dix-neuf ans, en France : un président de la République exprime sa volonté de ne pas livrer à une démocratie voisine une poignée d’exilés vaincus à la condition qu’ils posent définitivement les armes et respectent les lois de la République. Le 21 avril 1985, en des termes parfaitement clairs, devant le 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme, il affirme : « Les réfugiés italiens (...) qui ont participé à l’action terroriste avant 1981 (...) ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française (...). J’ai dit au gouvernement italien qu’ils étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition (...) »

Accord conclu : sortie de clandestinité, et déclaration d’adresse, par avocats interposés, aux autorités concernées : Justice, police, état civil, etc. Une autre vie commence. Sans aucun doute un tel pari politique s’était fait en concertation avec le Premier ministre italien de l’époque, Bettino Craxi, soucieux de désarmer ainsi, aux sens propre et figuré, ces quelques fugitifs encore potentiellement menaçants.

Et l’exégèse, un quart de siècle plus tard, de quelques phrases de Mitterrand prononcées dans le cadre d’une conférence de presse, peu de temps auparavant et diplomatiquement plus nuancées, est non seulement dérisoire mais encore inutile. Inutile, puisque les faits ont tranché et qu’aucun de ces réfugiés n’a jamais été extradé depuis vingt ans, quelles que soient les charges judiciaires pesant à leur encontre, et que tous, sans exception, se sont vu remettre des titres de séjour, après que des avocats eurent communiqué aux autorités de police, pour chacun, une fiche mentionnant date d’arrivée en France, situation judiciaire, familiale, activité professionnelle, adresse.

C’était le 4 mars 1998 : Lionel Jospin, saisi par les avocats des réfugiés afin que soit officiellement et de nouveau précisée, face aux conséquences des accords de Schengen, la position de la France, répond : « Vous avez appelé mon attention par une lettre du 5 février dernier sur la situation de ressortissants italiens installés en France à la suite d’actes de nature violente d’inspiration politique réprimés dans leur pays. Je vous indique que mon gouvernement n’a pas l’intention de modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent. C’est pourquoi il n’a fait et ne fera droit à aucune demande d’extradition d’un des ressortissants italiens qui sont venus chez nous dans les conditions que j’ai précédemment indiquées... »

Propos tenus sous la présidence de Jacques Chirac qui, garant de la politique internationale de la France, ne les a jamais désavoués. Tout a donc été dit, su, accompli : asile pour tous, sans distinction aucune, en pleine connaissance du passé politique et judiciaire des exilés ; et asile juridiquement consolidé face à la nouvelle Europe judiciaire de Schengen dont il eût été de mauvais présage qu’elle s’ouvrît en détruisant rétroactivement sur son passage et vingt ans après ces quelques existences reconstruites.

Car vingt ans ont passé, les enfants et petits-enfants de l’exil ont grandi, les exilés ont vieilli, partie intégrante de la société française, la mémoire tissant avec l’oubli l’étoffe d’une autre humanité. C’était le 25 août 2002 : Paolo Persichetti, professeur à l’université de Paris-VIII, est livré sans autre forme de procès aux prisons italiennes, en vertu d’un vieux décret d’extradition laissé au placard pendant huit années ! Quel cynisme ! Les êtres humains ne sont-ils, aux yeux des gouvernants, que des marionnettes sans âme taillables et manipulables à merci ?

C’était le 11 septembre 2002 : anniversaire de la destruction des Twin Towers et du massacre de tant d’innocents, date à laquelle Roberto Castelli, Ligue du Nord, et Dominique Perben, UMP, choisissent de se rencontrer publiquement et d’annoncer la conclusion d’un pacte scélérat : quelques-uns de ces réfugiés deviendront monnaie d’échange. Point n’est besoin de fins limiers, ils sont dans l’annuaire...

Le dégoût vous saisit face à cette société du spectacle dans laquelle tout se joue et se décide à coup de communication et d’amalgames honteux : ainsi, pour combattre le terrorisme aveugle d’Al-Qaeda, et consolider son image politique, il serait légitime d’exhumer des tiroirs de la République française quelques vieux exilés des années de plomb, de lancer en pâture, à une opinion publique inquiète, des listes de noms savamment mélangés à quelques faits de sang des années 70, et de les extrader soudain afin qu’ils finissent en prison la vie que notre terre dite d’asile leur avait pourtant garantie durant vingt ans ?

Même si, au regard des drames qui traversent la planète, le sort de ces quelques-uns peut sembler dérisoire, il s’agit pourtant là d’une petite tragédie qui se déroule sous nos yeux et dans l’indifférence quasi générale. Et il est très grave pour l’image de la France, pays dit des droits de l’homme, que la politique internationale de ce pays ­ car c’est bien de cela qu’il s’agit ­, adoptée en 1985, soit gratuitement remise en question un quart de siècle plus tard ; qu’un droit d’asile indéniablement accordé durant vingt ans, toutes couleurs politiques confondues, soit rétroactivement bafoué ; que des familles entières, conjoints, enfants, petits-enfants, nées de cet asile même, soient niées et cyniquement détruites.

C’était le 6 décembre 2003 : le procureur général de la cour d’appel de Paris refuse, par un courrier laconique, l’ordre de son ministre de faire arrêter en vue de leur extradition trois de ces réfugiés. Rarissimes sont pourtant les dissensions ouvertement exprimées au plus haut niveau de l’appareil judiciaire, signes de dysfonctionnement d’un des services publics les plus sensibles.

C’était le 10 février 2004 : passant outre le refus de son procureur général, le garde des Sceaux Dominique Perben fait arrêter à son domicile Cesare Battisti, écrivain reconnu et gardien d’immeuble, titulaire d’un titre de séjour de dix ans délivré sous le gouvernement d’Alain Juppé et expirant en 2007, sur le point d’obtenir sa naturalisation, conjoint de Française et père de deux enfants français, et enfin, c’est le comble, juridiquement protégé par deux avis défavorables à son extradition rendus en 1991.

Cela s’est passé entre le 10 février et le 30 juin 2004 : Cesare Battisti est remis en liberté le 3 mars 2004. L’affaire prend alors des dimensions médiatico-politiques d’une ampleur surréaliste. Résurgence inutile de violentes polémiques autour des années de plomb, exhibition de victimes négligées depuis toujours et soudain objets des plus suspectes compassions, mensonges juridiques véhiculés par les plus grands médias, diabolisation des exilés dont les noms sont publiés sans la moindre retenue à la une de nombreux quotidiens, et qualifiés de tueurs, oubliant soudain le contexte politique dont ils étaient issus, les trente années écoulées depuis, oubliant l’écrivain reconnu, le restaurateur apprécié, l’enseignant, le chercheur, la mère de famille, le voisin familier... Oubliant aussi les conjoints, enfants, petits-enfants, et toutes ces vies tissées chez nous fil à fil.

C’était le 30 juin 2004 : ignorant deux refus d’extradition prononcés dans le même dossier treize ans auparavant et le principe pourtant élémentaire de l’autorité de la chose jugée, ignorant vingt ans d’une jurisprudence constante qui jugeait la procédure de contumacia italienne contraire à l’ordre public français et européen, ignorant l’asile vicennal, ignorant le droit des familles et de leurs enfants, la cour d’appel de Paris rend une décision de pure opportunité politique en prononçant un avis favorable à l’extradition de Cesare Battisti.

C’était deux jours plus tard, le 2 juillet 2004 : était-ce une coïncidence ? Le président de la République Jacques Chirac rencontre le président du Conseil Silvio Berlusconi à l’occasion du 23e sommet franco-italien. Il eût mieux valu alors faire silence face à la question qu’un journaliste avide de provocation ne manqua pas de poser autour de l’affaire.

Faire silence, car la Cour de cassation était saisie et devait pouvoir se pencher sur ce dossier à l’abri de toutes pressions... Et les quelques mots prononcés alors furent affligeants : une modification de la loi italienne justifierait que la France revînt sur vingt ans d’asile ! Alors qu’il est reconnu, par l’ex-procureur Armando Spataro lui-même, qu’aucun nouveau procès ne se tiendra en cas d’extradition de ces exilés qui seront directement emprisonnés à vie ; que sur ce point essentiel, rien n’a donc été modifié, et que la CEDH (Convention européenne des droits de l’homme) n’a jamais validé la procédure de contumacia, bien au contraire. Et surtout, comment justifier soudain de jeter aux orties vingt années d’asile, alors que Jacques Chirac fut Premier ministre, puis président de la République, sans avoir jamais exprimé la moindre réserve sur l’accueil accordé et consolidé jour après jour pendant vingt ans ?

Notre pays serait alors déshonoré.

Par
Irène TERREL et Jean-Jacques de FELICE avocats de Cesare Battisti.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=232058

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