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Déporter en Italie les anciens du mouvement subversif relèverait d’un esprit de vengeance.

Publie le mercredi 1er septembre 2004 par Open-Publishing

Années 70, une histoire infinie

Par Massimo CARFORA

Nous avons pris part au mouvement subversif hétéroclite qui, en Italie, mais pas uniquement, au cours des années 1970, poursuivait l’idéal d’un changement radical de la société. Il s’agissait d’un mouvement riche et pluriel, composé d’étudiants, d’ouvriers, d’intellectuels. Tous soucieux de soutenir les revendications de justice sociale. Et de défendre la démocratie contre les risques d’évolution autoritaire et de la stratégie de massacre initiée le 12 décembre 1969 avec la bombe posée par des groupes néofascistes avec la complicité des services secrets italiens à Piazza Fontana à Milan.

Ce mouvement, au cours de son évolution, n’a pas su se défendre, d’abord de la dérive de la violence politique et ensuite de l’usage des armes. Le résultat et les conséquences de cette radicalisation ont été tragiques, en termes de vies humaines brisées et de souffrances qui, aujourd’hui encore, perdurent et marquent le destin et le quotidien de nombreuses familles et de ses protagonistes.

La plupart d’entre eux ont purgé des années ou des décennies de prison, dans des conditions particulièrement dures et souvent exorbitantes au regard de leur responsabilité effective. Mais ces années difficiles n’ont laissé aucune place aux nuances, aux évaluations sereines et au respect des règles. Entre autres conséquences, des lois et des prisons spéciales ont caractérisé cette époque, mesures d’ailleurs censurées par des instances représentatives de notre continent, parce qu’elles violaient des règles du droit, établies par la Convention européenne.

Nous nous sommes réfugiés en France. Certains d’entre nous ont vécu un temps la prison, d’autres pas. Tous, pour des motifs divers et à des moments différents, nous avons voulu nous écarter de cette voie sans issue qui ne laissait entrevoir qu’un mur blindé de désespoir. Les institutions françaises, à travers la généreuse position du président Mitterrand au début des années 1980, nous ont offert la possibilité de prendre une autre direction. Nous l’avons saisie pour survivre et non pas pour oublier. Conscients de laisser derrière nous nos origines mais aussi nos responsabilités.

Pas à pas, avec beaucoup d’efforts mais aussi avec gratitude et sérénité, nous nous sommes reconstruit une vie et, en même temps, une vision et une conscience différentes de notre passé. Indépendamment des culpabilités et des condamnations qui nous ont été attribuées et que certains d’entre nous ont reconnues et acceptées , nous avons tous individuellement et collectivement mûri un profond éloignement face à toute forme d’expression représentative de la violence politique et encore plus face à l’utilisation des armes.

Cette distance s’est traduite par un regard et une réflexion critique sur les années 1970 mais aussi, concrètement, par une façon radicalement différente de vivre le présent dans l’acceptation globale de la démocratie et de ses règles. Grâce à l’opportunité qui nous a été donnée, nous sommes devenus des citoyens titulaires de droits en dépit de leur précarité et de devoirs que nous avons toujours reconnus et respectés loyalement.

De ce passé, nous conservons la mémoire à part entière de ses lacérations et de ses complexités, mais aussi un respect profond pour les victimes de toutes les expressions et les épisodes de violence de cette époque, pour les souffrances de toutes les familles et les personnes impliquées. Cette période tragique qui a marqué et affecté la société tout entière ne peut pas et ne doit pas être refoulée, mais nous croyons que nous pouvons et que nous devons la dépasser comme ont été dépassées les structures politiques et sociales existantes à l’époque en Italie. La dépasser sans réticence, sans unilatéralisme et simplification mais aussi sans esprit de vengeance.

L’époque des années de plomb s’est depuis longtemps achevée. Désormais, plus de vingt ans se sont écoulés depuis que ses protagonistes ont déclaré la fin de cette expérience et analysé publiquement, avec des modalités et des discours différents, les causes et les raisons de leur action et de leur défaite.

Le scénario social et politique de ces dernières décennies a provoqué des mutations tellement radicales dans notre société qu’il est impensable aujourd’hui d’imaginer que puissent se reproduire des contextes et des cultures tels que ceux qui avaient favorisé le développement et la naissance de la lutte armée dans l’Italie du début des années 1970. Et ce en dépit de certains événements sporadiques de ces dernières années, tragiques et malheureux, que nous avons condamnés nous aussi et dont les responsables, depuis, ont été réduits à néant. Ces nouvelles données sont explicites et évidentes depuis longtemps et réunissent toutes les conditions pour que soit tournée la page de l’histoire afin de refermer les plaies du passé.

Quel sens peut-on alors donner à des cas de détention qui se prolongent aujourd’hui pour des faits qui appartiennent à une époque et à un siècle révolus ou bien aux tentatives de déporter en Italie certains d’entre nous à des dizaines d’années de distance des faits qui leur sont reprochés ? Il n’est pas arrogant d’affirmer et de penser que si cela devait se produire, ce serait une action non pas de justice mais seulement représentative d’un esprit de vengeance et d’une politique aveugle.

Face à cette perspective, nous ne pouvons que nous révolter et en appeler aux forces politiques et aux institutions, aux forces sociales et à l’opinion publique, française et italienne, pour que ne se commettent pas une telle erreur et une telle injustice qui nous ramèneraient nous et la société dans son ensemble trente ans en arrière.

La force et la suprématie de la loi et de la démocratie sont telles parce que capables d’être humaines, respectueuses du passé et de ses victimes mais aussi du présent et du changement intervenu.

(1) Massimo Carfora a été condamné à vingt-huit ans de prison en Italie pour plusieurs actions, dont la principale fut l’évasion des prisonniers politiques de la prison de Rovigo, au nord de l’Italie.

Massimo Carfora, réfugié en France (1).

http://www.liberation.fr/page.php?Article=235069